L’antiféminisme de gauche – un syndrome révisionniste
Informations sur la traduction Traduction de l’anglais par Patrick Cadorette, avec la collaboration de Francis Dupuis-Déri. Révision par Francis Dupuis-Déri et Ariane Gibeau. Source du texte original Dixon, Marlene, « Left-wing anti-feminism: a revisionist disorder », Synthesis, vol. 1, no 4, 1977. |
Note sur la traduction Ce texte a été traduit de l’anglais par Patrick Cadorette, à l’initiative du Chantier sur l’antiféminisme du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Même si la misogynie et les agressions sexuelles sont des problèmes bien connus et depuis longtemps dénoncés par des féministes militant dans les réseaux de gauche et d’extrême-gauche (voir, par ex. Laurence Ingenito, Geneviève Pagé, « Entre justice pour les victimes et transformation des communautés : des alternatives à la police qui épuisent les féministes », Mouvements, no. 92, 2017, pp. 61-75), les textes d’analyse sur l’antiféminisme « de gauche » restent relativement rares dans la vaste production d’études sur l’antiféminisme en général (voir la Bibliographie sur l’antiféminisme, RéQEF, 2e éd. 2022). Ce texte est ici repris en version française avec la permission de la revue Social Justice où il était paru à l’origine sous le titre « Left-wing anti-feminism : A revisionist disorder », alors que la revue se nommait Synthesis (vol. 1, no. 4, 1977). Le même numéro proposait d’autres textes de la même auteure, dont « On the super-exploitation of women » « Wages for housework and strategies of revolutionary fantasy » et « The subjection of women under capitalism: the Bourgeois morality ». Marelene Dixon a aussi publié « Why women’s liberation » en 1969, proposant une analogie entre la suprématie mâle (male supremacy) et le racisme, mais le sexe anatomique remplaçant la couleur de la peau comme stigmate d’infériorité, ainsi que des textes sur la révolution sandiniste au Nicaragua dans les années 1980. Marlene Dixon avait commencé à enseigner la sociologie à l’Université de Chicago, qui n’a pas renouvelé son contrat en 1968 à la suite de sa participation à des manifestations. Le mouvement étudiant avait organisé une occupation de plusieurs jours pour exiger son retour, en plus d’exprimer des critiques contre le manque de femmes dans le corps enseignant et de protester contre la guerre au Vietnam (entre autres). L’administration de l’Université de Chicago avait réagi par la répression, distribuant des suspensions, et n’avait pas réembauché la sociologue. Elle a ensuite été professeure à l’Université McGill à Montréal, où elle a aussi été la cible de l’administration (voir son livre Things Which Are Done in Secret qui présente son analyse des manœuvres pour l’évincer, ainsi que Pauline Vaillancourt qui enseignait la science politique). De retour aux États-Unis, elle a fondé en 1974 à San Francisco une formation « pré-parti » marxiste-léniniste nommée Democratic Workers Party, avec une douzaine d’autres militantes féministes radicales pour la plupart lesbiennes. Cette organisation a compté jusqu’à un peu plus d’une centaine de membres, dont beaucoup de femmes, et quelques centaines de sympathisantes et sympathisants. Marlene Dixon dirigeait cette organisation de manière très autoritaire, jusqu’à sa dissolution en 1987, par ses membres qui venaient de l’expulser. La spécialiste des cultes sectaires, Janja Lalich, qui a été membre de ce parti, lui a consacré un livre entier, Bounded Choice : True Believers and Charismatic Cults (2004) et l’article « The cadre ideal : Origins and development of a political cult » (Cultic Studies Journal, vol. 9, no. 1, 1992). Marlene Dixon s’est ensuite retirée en Floride où elle est morte en 2008. On pourra aussi lire sur l’antiféminisme du mouvement ouvrier au XIXe siècle le texte de Vincent Streichhahn, « Comment le mouvement féministe prolétarien a résisté à l’antiféminisme » (Contretemps, 25 janvier 2022) ou encore les chapitres « Proudhon, un anarchiste misogyne et antiféministe, ou comment interpréter l’incohérence d’un auteur célèbre ? », dans l’ouvrage dirigé par Christine Bard, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, Antiféminismes et masculinismes d’hier à aujourd’hui, Paris, Presses universitaires de France, 2019, et « Le conservatisme de gauche : Pas antiféministe, mais… », Francis Dupuis-Déri & Marc-André Éthier (dir.), La guerre culturelle des conservateurs québécois, M éditeur, 2016. La présentation et les notes informatives sont de Francis Dupuis-Déri. |
L’antiféminisme prolétarien : le fondement matériel du conflit d’intérêts entre les hommes et les femmes de la classe ouvrière
Historiquement, l’antiféminisme s’est traduit au sein du prolétariat par diverses tentatives visant à restreindre la participation des femmes à la population active. L’antiféminisme prolétarien n’était pas uniquement le résultat d’un sexisme tenace; il dérivait principalement des salaires moins élevés versés aux femmes et de la compétition ainsi exacerbée entre les hommes et les femmes sur le marché du travail. La raison fondamentale de la dévalorisation des salaires des femmes est l’assujettissement généralisé de ces dernières au sein de la société, en fonction duquel : 1) la part des emplois sous-payés occupés par les femmes est bien plus grande que celle qui revient aux hommes (en raison d’une discrimination institutionnalisée), et 2) les salaires des femmes mariées (considérés seulement comme une contribution à la capacité de gain de leurs maris) sont les plus fortement dévalorisés. La dévalorisation des salaires des femmes mariées entraîne en outre une pression sur ceux des femmes non mariées. Et finalement, les conditions salariales des femmes induisent un effet dépressif sur les salaires des hommes.
Par conséquent, le prolétariat féminin est enfermé dans une contradiction majeure. D’une part, les femmes sont poussées à travailler par nécessité économique, en suivant le fonctionnement du capital en tant que tel. D’autre part, l’un des moyens qui s’offrent aux femmes prolétaires pour se soustraire à la tutelle inhérente à la famille nucléaire est d’intégrer le salariat. Mais plus les femmes sont poussées à intégrer le marché du travail, plus leurs bas salaires exercent une pression à la baisse sur ceux des hommes. L’antipathie et l’hostilité qu’entraîne cette tension chez les hommes prolétaires se traduisent par des revendications pour la restriction de la main-d’œuvre féminine, lesquelles remplacent les demandes antérieures pour l’abolition du travail féminin dans les processus de production. Il s’agit là pour l’essentiel du même mécanisme de pression à la baisse sur les salaires et du même conflit d’intérêts matériels qui se trouvent à la source de l’antagonisme entre les prolétaires blancs et les prolétaires issus de minorités nationales.
Historiquement, les femmes prolétaires ont donc été mises en échec par la nature contradictoire de leur position, ou le caractère double de l’émancipation des femmes en régime capitalisme. Même si les femmes avaient la possibilité de s’émanciper en allant travailler, la concurrence imposait des limites à cette émancipation. En raison de ces limites historiques, les mouvements de femmes prolétaires ont lutté pour des salaires plus élevés et de meilleurs emplois en période de prospérité, mais aussi, en période de crise économique, pour conserver le droit de travailler.
La surexploitation de la main-d’œuvre féminine par le capital ne peut être contrecarrée, sur le plan des réformes, que par l’organisation syndicale et l’instauration de mesures législatives protectrices. Or, historiquement, la principale opposition aux réformes essentielles (à travail égal, salaire égal ; un salaire équitable pour une journée de travail équitable) est précisément venue des syndicats eux-mêmes, ainsi que du mouvement des femmes de la bourgeoisie.
Si les revendications relatives au droit au travail, au suffrage et aux autres droits démocratiques étaient communes aux mouvements des femmes bourgeois et prolétaire, il en allait tout autrement des mesures législatives de protection. Puisque le principal ennemi des femmes de la bourgeoisie est le patriarcat, lequel doit être supprimé pour qu’elles puissent prétendre à leur part égale des privilèges de classe, les bourgeoises revendiquent d’abord et avant tout une concurrence entièrement libre avec les hommes. D’une part, elles peuvent se permettre de s’opposer aux mesures législatives de protection, car elles disposent généralement d’autres moyens de subsistance que leurs propres revenus ou salaires ; d’autre part, les meilleurs emplois destinés aux femmes leur sont confiés, puisqu’on estime qu’elles ont « du soin, de la propreté, du goût, voire de l’art, et surtout de l’initiative ». En somme, elles peuvent se permettre des salaires réduits et ont un avantage concurrentiel, car elles ont généralement une meilleure éducation. Ainsi, les femmes du prolétariat et de la bourgeoisie se font concurrence sur le marché du travail, et la présence des bourgeoises est un des instruments employés pour réduire les salaires des prolétaires. Cette lutte, ce conflit de classe fondamental, se retrouve aujourd’hui (comme à l’époque de Clara Zetkin1Née en 1857 en Allemagne et morte en 1933 en Russie, Clara Zetkin a été une importante militante communiste et féministe : elle a participé au Congrès de fondation de la Deuxième internationale (1889), a édité le journal socialiste et féministe Égalité (Die Gleichheit) et a cofondé le Congrès international des femmes socialiste (1907). Membre du Parti communiste allemand en 1919, elle a été élue au Reichstag en 1920. Elle a aussi été l’amie de Lénine et on lui attribue souvent l’idée de la première journée internationale des femmes, le 8 mars.) dans la campagne pour l’« Equal Rights Amendment2Ce projet d’amendement constitutionnel aux États-Unis pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes a été l’objet d’une lutte intense dans les années 1970 entre féministes et antiféministes, et ne sera finalement jamais adopté par un nombre suffisant d’États pour être inscrit dans la Constitution. » menée par la National Organization for Women et soutenue par les bureaucrates syndicaux acquis à la collaboration de classes.
Là où la femme de la bourgeoisie ne cherche qu’à instaurer l’égalité juridique et à se soustraire aux contraintes du foyer, la femme prolétarienne porte en plus tous les fardeaux de l’exploitation et de l’oppression de classe qu’elle subit. C’est pourquoi, pour la femme prolétarienne, aucune émancipation authentique n’est possible sous le capitalisme. Cette nuance cruciale explique aussi pourquoi les femmes du prolétariat ont mis de côté leur propre émancipation pendant plusieurs générations en la subsumant sous la lutte des classes. Comme nous le verrons, toutefois, cette « subsomption » (ou cette liquidation) de la lutte des femmes sous la lutte des classes n’est pas une condition de la lutte révolutionnaire ; il s’agit plutôt d’un produit du sexisme de gauche et de la morale bourgeoise au sein même du marxisme et, avant tout, un effet du révisionnisme.
Quels intérêts de classe sert-on – sinon ceux de la bourgeoisie – en défendant la désirabilité du mariage contractuel et la perpétuation corollaire de l’assujettissement des femmes? En prenant le temps d’examiner son fondement matériel, on constate que l’antiféminisme prolétarien caractérise principalement les couches du prolétariat dont les salaires sont assez élevés pour maintenir une famille au niveau de vie moyen de la classe ouvrière. Dans ces strates, où les salaires sont suffisants, une femme dont la force de travail est appropriée dans la sphère privée constitue une véritable aubaine, puisque les mêmes services, s’ils étaient rémunérés, seraient complètement hors de la portée des hommes.
L’antiféminisme prolétarien représente les intérêts matériels particuliers des travailleurs masculins syndiqués et bien payés par rapport aux travailleuses. L’assujettissement des femmes sert de restriction « naturelle » à l’embauche de la main-d’œuvre féminine et régule ainsi partiellement la concurrence au sein de la population active. Il maintient les femmes dans un état de désorganisation et d’impuissance au sein des organisations syndicales. Il garantit aux travailleurs masculins les avantages que leur procure leur droit de s’approprier la force de travail des femmes dans la sphère privée ainsi que « l’avantage » psychologique de toujours disposer d’une subordonnée féminine, en tant que serveuse, amante et domestique, dans un état de dépendance assurée et, en théorie du moins, humblement reconnaissantes. Aussi bas que puisse tomber un homme, sa femme est toujours en dessous lui; aussi dépourvu de pouvoir que soit un homme, son domicile reste son château, et sa femme et ses enfants, ses sujets.
Par ailleurs, les niveaux de salaires et les tendances d’emploi pour les couches inférieures de la classe ouvrière de la majorité blanche, mais aussi particulièrement des minorités raciales et nationales, montrent que les salaires des hommes ne sont pas suffisants pour soutenir une famille. Ici, la femme et les enfants ne constituent pas une aubaine, mais un fardeau financier écrasant. La désintégration des familles, les taux d’abandon, l’augmentation des familles assistées de deuxième génération témoignent de la masse croissante d’hommes qui n’arrivent pas à vendre leur force de travail à un prix qui leur permettrait de subvenir aux dépenses d’une famille, et encore moins d’une femme sans emploi. Ni la morale bourgeoise ni l’antiféminisme prolétarien ne servent les intérêts des couches les moins bien payées du prolétariat, puisque la famille nucléaire n’apporte aucun avantage financier au mari, tandis que la pression à la baisse sur les salaires des femmes aggrave énormément la misère des familles.
L’antiféminisme prolétarien, de surcroît, ne sert pas les intérêts généraux du prolétariat. En épousant les joies de la famille nucléaire et les vertus de la morale bourgeoise, il soutient objectivement les fondements idéologiques de la dévalorisation des salaires des femmes en refusant de reconnaître les fondements matériels du conflit entre les hommes et les femmes au sein du prolétariat. La division entre les hommes et les femmes est fondée sur la concurrence pour les emplois, laquelle fait partie intégrante du mécanisme de surexploitation des femmes. Aucune véritable unité entre les hommes et les femmes ne sera possible tant et aussi longtemps que les fondements matériels de la concurrence et de l’hostilité ne seront pas bien compris et, partant, supprimés. Aucun programme réformiste pour l’instauration de « salaires équitables » ou de « droits démocratiques » n’a été ou ne sera en mesure de remonter à la source de l’assujettissement des femmes. Les femmes, quant à elles, ne se mobiliseront jamais non plus pour une émancipation « différée », elles ont bien compris qu’attendre « après la révolution » signifie en fait d’attendre « pour toujours ». Pour les femmes, comme pour toutes les personnes opprimées, la lutte pour leur propre émancipation commence aujourd’hui ou ne commencera jamais. Or, le révisionnisme et la dissolution de la « question de la femme » dans la lutte des classes masculine subsisteront tant et aussi longtemps qu’une analyse de classe rigide et dogmatique en constituera le fondement stratégique et tant et aussi longtemps que les premières formulations marxistes pour une stratégie révolutionnaire resteront un dogme (même si depuis 1917, les personnes les plus opprimées du monde sont précisément celles qui ont mené avec succès des révolutions).
Ce projet d’amendement constitutionnel aux États-Unis pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes a été l’objet d’une lutte intense dans les années 1970 entre féministes et antiféministes, et ne sera finalement jamais adopté par un nombre suffisant d’États pour être inscrit dans la Constitution.
Le sexisme de gauche et le marxisme
L’absence d’une analyse marxienne adéquate de la position des femmes résulte des principes incontestés de la morale bourgeoise qu’on retrouve dans le marxisme lui-même. Dans la Critique du programme de Gotha, Marx écrit :
La réglementation de la journée de travail doit impliquer déjà la limitation du travail des femmes, pour autant qu’elle concerne la durée, les pauses, etc., de la journée de travail ; sinon, cela ne peut signifier que l’exclusion des femmes des branches d’industrie qui sont particulièrement préjudiciables à leur santé physique ou contraires à la morale au point de vue du sexe3Karl Marx et Friedrich Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, traduction d’Émile Bottigelli, Paris, Éditions sociales, [1875] 1972 [http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/critique_progr_gotha/programme_gotha.pdf]. Dixon souligne..
À propos de ce passage, Werner Thonnessen remarque :
Autant le concept de « moralement nuisible » que l’on retrouve dans le Programme (original) de Gotha que celui de « contraire à la morale » formulé par Marx dans sa critique montrent que les socialistes se laissaient prescrire leurs normes morales par les attitudes dominantes de la bourgeoisie. C’est d’autant plus extraordinaire que Marx avait lui-même indiqué dans le Manifeste communiste que l’ensemble des relations morales au sein du prolétariat allait à l’encontre de la morale bourgeoise4Traduction libre de Werner Thonnessen, The Emancipation of Women : The Rise and Decline of the Women’s Movement in German Social Democracy 1863-1933, Londres, Pluto Press, 1973, p. 33..
Le travail des femmes, de manière générale, est incompatible avec l’idéal bourgeois de la famille, et particulièrement incompatible avec les idéaux bourgeois de la « féminité ». Ces attitudes n’étaient pourtant pas remises en question par les socialistes de l’époque de Marx. À propos du « travail non féminin », August Bebel écrivait :
Ce n’est vraiment pas un spectacle gracieux que de voir des femmes, parfois même enceintes, rivaliser avec des hommes pour pousser des brouettes lourdement chargées sur les chantiers ferroviaires; ou de le voir mélanger la chaux et le ciment, ou porter de lourdes charges, ou des pierres, en tant qu’ouvrières sur les chantiers de construction, ou de les voir s’affairer au lavage du charbon ou du fer. Ces femmes sont dépouillées de tout ce qui est féminin, et leur féminité est foulée aux pieds, tout comme nos hommes se trouvent dépouillés de tout ce qui est masculin dans de nombreux types d’occupations.»5Traduction libre, ibid., p. 34..
La perte de la « féminité » dans le cadre de travaux pénibles ou salissants ne provoquait qu’une légère indignation, comparée à l’indignation morale suscitée par les occupations féminines qui portaient atteinte aux idéaux bourgeois de pureté et de chasteté. August Bebel, encore :
Finalement, des femmes plus jeunes et, surtout, plus jolies sont employées de plus en plus, au plus grand détriment de leur personnalité, dans toutes sortes de lieux publics en tant que serveuses, chanteuses, danseuses, etc., dans le but de satisfaire un monde masculin avide de jouissances. Ce domaine est régi par les pires abus, et les propriétaires d’esclaves blancs y tiennent leurs orgies les plus débridées6Traduction libre, ibid..
Il est évident que les socialistes adhéraient largement à la morale sexuelle répressive de la bourgeoisie. Le zèle qu’a mis Bebel à dénoncer « l’immoralité » de la bourgeoisie a donné lieu à un idéal « prolétarien » de pureté et de chasteté qui était en tout point semblable à la morale qu’honorait la bourgeoisie patriarcale et sous laquelle se profilait l’assujettissement des femmes.
L’erreur liquidationniste, soit de dissoudre la question de la surexploitation des femmes dans celle de la lutte des classes, remonte aux premiers temps du marxisme, à Marx lui-même et à la Deuxième Internationale. Elle a ensuite été reprise par Lénine pour atteindre un sommet d’arriération sous Staline. En l’occurrence, le sexisme et la suprématie mâle se cachent derrière une « morale prolétarienne » et une préoccupation pour la précieuse « féminité » et la « tendre vertu » du sexe féminin. Ça n’est que lorsqu’il s’intéressait à l’analyse concrète que Marx parvenait à voir au-delà de ses propres œillères :
Si terrible et si dégoûtante que paraisse dans le milieu actuel [le système capitaliste] la dissolution des anciens liens de famille, la grande industrie, grâce au rôle décisif qu’elle assigne aux femmes et aux enfants, en dehors du cercle domestique, dans des procès de production socialement organisés, n’en crée pas moins la nouvelle base économique sur laquelle s’élèvera une forme supérieure de la famille et des relations entre les sexes. Il est aussi absurde de considérer comme absolu et définitif le mode germano-chrétien de la famille que ses modes oriental, grec et romain, lesquels forment d’ailleurs entre eux une série progressive. Même la composition du travailleur collectif par individus de deux sexes et de tout âge, cette source de corruption et d’esclavage sous le règne capitaliste, porte en soi les germes d’une nouvelle évolution sociale. Dans l’histoire, comme dans la nature, la pourriture est le laboratoire de la vie7Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre premier : Développement de la production capitaliste, traduction de M. J. Roy, Paris, Maurice Lachartre et cie., 1872, p. 212 [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1232830/f1n351.pdf]..
L’adhésion non critique de Marx à la morale bourgeoise, en ce qui a trait aux femmes et à la sexualité, a eu pour effet de justifier et de perpétuer l’assujettissement des femmes en général, et des femmes prolétariennes en particulier, et, ainsi, de perpétuer les fondements matériels du conflit d’intérêts réel entre maris et femmes, et entre travailleurs et travailleuses. Le marxisme des débuts, en raison de ses propres préjugés sexistes, n’a pas contesté l’antiféminisme prolétarien, qui était ancré dans la division traditionnelle du travail entre les sexes, les idéaux traditionnels de la famille et la notion voulant que la « place de la femme » soit au foyer à s’occuper des enfants. L’antiféminisme des travailleurs était fondé sur la surexploitation des femmes par le capital et sur la concurrence qui en découle, entre les hommes et les femmes, sur le marché du travail. L’antiféminisme des marxistes était quant à lui fondé sur une suprématie mâle incontestée. Pour les travailleurs masculins, la solution la plus simple au problème des salaires et de la concurrence était d’exclure les femmes du marché du travail. Fondamentalement, l’antiféminisme prolétarien était le résultat du manque de compréhension, par les hommes prolétaires, de l’utilisation de la force de travail des femmes par le capital comme conséquence inévitable de l’industrie mécanique et de la recherche de main-d’œuvre bon marché. Les hommes socialistes de l’époque, quant à eux, n’ont rien fait pour éclairer la classe ouvrière ou pour combattre les préjugés des travailleurs à l’égard des femmes. La conséquence de l’antiféminisme prolétarien a été de jouer le jeu du capital en maintenant les hommes et les femmes prolétaires divisé·es et opposé·es plutôt qu’uni·es contre le capital, et en maintenant la dévalorisation des salaires des femmes. Les préjugés sexistes du marxisme, à commencer par Marx lui-même, ont servi à perpétuer l’oppression des femmes dans le mouvement socialiste et à renforcer les forces révisionnistes au sein de la Deuxième Internationale.
L’antiféminisme prolétarien et le révisionnisme
Dans l’histoire de la social-démocratie allemande, les travailleurs qui raisonnaient en termes syndicaux se sont toujours strictement opposés au travail des femmes. Ils n’étaient guère remis en question à cet égard par les marxistes orthodoxes de sexe masculin. Le révisionnisme trouve sa source dans la prédominance des syndicats au sein du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD). Ceux-ci affichaient un mépris ouvert pour la théorie marxiste, qu’ils assimilaient à de « l’idéalisme », et adhéraient à la tendance lassallienne consistant à miser sur les réformes, qu’il fallait conquérir par les grèves et les urnes, mais en mettant l’accent sur ces dernières[mfnAssocié à Ferdinand Lassalle (1825-1864), socialiste et auteur allemand avec qui Karl Marx a entretenu une relation conflictuelle autant sur le plan personnel que théorique et politique.[/mfn]. On trouve un signe du tournant réactionnaire du SPD dans ses tentatives de neutraliser le mouvement des femmes socialistes et de détruire l’Association des femmes du SPD, car les femmes et leurs dirigeantes marxistes, Rosa Luxemburg8Née en Pologne en 1871, elle joua un rôle important dans le mouvement révolutionnaire allemand, se retrouva emprisonnée à plusieurs reprises et s’engagea dans la lutte théorique et politique contre le « révisionnisme » voulant que le marxisme soit dépassé et doive être remplacé par un socialisme plus modéré, fondé sur la double action syndicale et parlementaire. Elle rallia la Ligue spartakiste, dédiée à la révolution prolétarienne, qui tentera une insurrection armée à Berlin en 1919 avant que le gouvernement social-démocrate n’envoie les troupes des Corps francs (composés d’anciens militaires dont plusieurs rejoindront plus tard le mouvement nazi) l’écraser. Elle fut arrêtée et assassinée. et Clara Zetkin, formaient le véritable noyau dur de l’aile radicale du parti. De fait, Lénine n’avait comme seuls véritables alliées au sein de la Deuxième Internationale que ces deux femmes !
Dès les premiers jours de la social-démocratie allemande, l’indicateur du révisionnisme était la position des deux tendances – marxisme contre lassalliennisme – sur la place des femmes, car ce sont elles qui s’étaient rangées du côté de Lénine dans les grands débats sur le révisionnisme au sein de la Deuxième Internationale. Ce sont d’abord les lassalliens qui ont voulu transformer la surexploitation, l’oppression et l’assujettissement des femmes en une « question » : « la question de la femme ». Ce n’était certainement pas une « question » pour les 190 000 femmes membres des syndicats ni pour les 140 000 femmes membres du SPD ni pour les quelque 112 000 lectrices de son journal destiné aux femmes (cette tâche d’organisation essentielle relevait d’ailleurs en grande partie des efforts acharnés de Clara Zetkin, en dépit de l’interférence incessante et des machinations hostiles de la direction révisionniste du parti). L’assujettissement des femmes n’était en fait une « question » que pour les hommes réactionnaires qui se trouvaient à la tête des syndicats et du parti. On peut donc conclure que ce n’est pas un hasard si l’assujettissement des femmes est pour certains hommes encore une « question » en 1977, comme il l’était en 1863, en 1878, en 1890, en 1914 et en 1920.
Dès 1866, la position lassallienne était claire : il fallait que les travailleurs (hommes) soient eux-mêmes pleinement émancipés avant que les femmes ne puissent l’être à leur tour. D’ici là, il « suffi[sai]t que l’homme travaille »; la « place de la femme » était de « veiller au foyer ». Prenons par exemple ce document de travail de la section allemande de la Première Internationale, produit en 1866 :
Faites en sorte que chaque homme adulte puisse prendre une femme et fonder une famille dont l’existence sera assurée par son travail, et il n’y aura plus de ces pauvres créatures qui, dans leur isolement, succombent au désespoir, pèchent contre elles-mêmes et contre la nature, et entachent la “civilisation” par leur prostitution et leur commerce de la chair vivante… Le travail légitime des femmes et des mères est au sein du foyer et de la famille, à prendre soin des enfants, à les surveiller et à leur offrir une éducation élémentaire… Parallèlement aux fonctions solennelles de l’homme et du père dans la vie publique comme dans la famille, la femme et la mère doivent incarner la chaleur et la poésie de la vie domestique, apporter grâce et beauté aux relations sociales et exercer une influence anoblissante sur le développement de la jouissance de la vie par l’humanité9Traduction libre de Werner Thonnessen, op. cit., p. 20..
Puis, la France, ne voulant pas être en reste : « La place de la femme est au foyer, parmi ses enfants, à les surveiller et à leur inculquer les principes fondamentaux. La vocation d’une femme est merveilleuse, si on lui réserve la place qui lui convient10Traduction libre, ibid., p. 22.. »
Le triomphe général du révisionnisme par la transformation de la social-démocratie en un parti réformiste favorable à l’État s’est manifesté dans sa façon de traiter les femmes. Il est utile de citer un peu longuement ici Thonnessen, car rien n’a changé à cet égard, et la manière de traiter les femmes au sein du SPD paraîtra cruellement familière à qui d’entre nous a participé au mouvement des droits civiques, au mouvement antiguerre, à Students for a Democratic Society11Aussi connue sous l’acronyme SDS, cette organisation étudiante qui prônait la démocratie directe et le socialisme a été très influente dans les années 1960 et qui participa à la lutte contre la guerre du Vietnam et au nouveau mouvement communiste :
La grande détermination théorique et la vigueur rhétorique de Rosa Luxemburg et de Clara Zetkin à combattre la tendance révisionniste au sein du parti ont souvent porté les dirigeants du parti, qui étaient la cible de ces attaques, à exercer une discrimination à l’égard des femmes, au moyen notamment de traits d’esprit malicieux (ils accusaient par exemple les femmes d’être faibles sur le plan de l’organisation ; après tout, que pouvaient bien valoir 140 000 femmes ?), tout en déclarant, par ailleurs, que la situation ne pouvait pas être trop mauvaise en ce qui avait trait à l’oppression du sexe féminin si celui-ci avait su se doter de porte-parole d’une pareille qualité. Les remarques suivantes d’Ignaz Auer12Politicien bavarois social-démocrate, né en 1846 et mort en 1907, qui sera secrétaire du parti et qualifié de « chef de file du réformisme » par Le Maitron : Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social. sont symptomatiques de ce stratagème défensif foncièrement contradictoire : « Le problème est qu’il n’y a pas assez de camarades femmes dans le parti. J’aimerais qu’il y en ait beaucoup plus. Les quelques-unes qui font tout le travail sont surchargées, et donc susceptibles de devenir colériques. Il arrive donc qu’elles nous rendent la vie pénible, même si nous n’avons rien à nous reprocher. »
Ce recours délibéré aux traits d’esprit, qui, comme les procès verbaux l’indiquent, suscitaient toujours “l’amusement” du public, servait en réalité à remettre les femmes à leur place… On passait ainsi sous silence la discrimination qui était intentionnellement exercée à l’égard des femmes au sein du parti, et dont Mme Kahler a donné des exemples au congrès du parti de Gotha de 189613Luise Kähler de Hambourg participait à la conférence du SPD à Gotha, en 1896. Voir plus bas comment elle y interpella ses camarades.. En accusant les femmes de semer la discorde et de ne rien accomplir, on occultait les antagonismes théoriques et tactiques bien réels qui traversaient le parti. Ignaz Auer employa le même ton pour répondre aux attaques virulentes de Clara Zetkin visant l’exécutif du parti lorsqu’il déclara, sous les ricanements de l’auditoire: “Si c’est là le sexe opprimé, qu’arrivera-t-il lorsqu’elles seront libres et jouiront des droits égaux?” L’amusement que suscitait l’exécutif du parti par ses contre critiques, en ridiculisant le mécontentement qui prévalait au sein du parti à l’égard de cette situation, servait à faire diversion. Le fait que ces critiques fussent tournées en ridicule signifiait également une rupture avec la théorie révolutionnaire ; et cette rupture, en retour, concernait directement les principales représentantes du mouvement des femmes… (Mme Kahler a demandé) “De nombreux camarades se moquent à ce point de la question des femmes qu’on en vient à se demander s’ils sont vraiment des camarades de parti qui prônent l’égalité des droits.” Mais ces plaisanteries se sont avérées un moyen efficace d’écarter les revendications des femmes. Il s’agissait en fait d’une expression du patriarcat des hommes et servaient à faire taire les critiques formulées par les femmes à l’égard des pratiques réformistes du parti 14Traduction libre de Werner Thonnessen, op. cit., p. 66-68.…
Il est peu connu que Rosa Luxemburg n’était pas la seule à combattre le révisionnisme au sein de la Deuxième Internationale et à épauler Lénine. C’était aussi le cas de Clara Zetkin et de l’ensemble de l’Association des femmes : « […] il ne fait aucun doute que le basculement des femmes vers la gauche, à la suite de leurs dirigeantes, a résulté de la divergence manifeste entre la théorie féministe du parti et la discrimination à l’égard des femmes dans sa pratique politique15Traduction libre de Werner Thonnessen, op. cit., p. 76.. »
Les femmes se sont ainsi retrouvées dans une position difficile, attaquées sur deux fronts à la fois : le front du révisionnisme et celui de l’antiféminisme prolétarien. Les hommes du parti ont fini par prendre leur revanche. Ils ont dépouillé Clara Zetkin de tout pouvoir, détruit son Association des femmes et à ce point terni sa réputation que son œuvre est aujourd’hui pratiquement inconnue et que son nom résonne comme une mauvaise blague. Rosa Luxemburg est quant à elle restée à l’écart de l’Association des femmes pour se concentrer sur son travail de théoricienne de la gauche antirévisionniste du parti. De son vivant, elle s’est vu refuser les avantages réservés à la direction du parti et a été, elle aussi, la cible de « traits d’esprit ». Mais en fin de compte, c’est bien de Rosa qu’ils ont eu le plus peur, et c’est elle qu’ils ont assassinée. Le bénéficiaire ultime du révisionnisme allemand, Adolph Hitler, a porté à sa conclusion logique la position révisionniste sur la « question » des femmes en l’instaurant comme politique d’État du national-socialisme allemand et en y proposant une solution finale : mille ans de plus d’assujettissement, mille ans de plus à « incarner la chaleur et la poésie de la vie domestique, [à] apporter grâce et beauté aux relations sociales et [à] exercer une influence anoblissante sur le développement de la jouissance de la vie par l’humanité16Traduction libre de Document de travail de la section allemande de l’Association internationale des travailleurs, 1866, cité dans Werner Thonnessen, op. cit., p. 20. »
Le résultat à long terme de l’antiféminisme de gauche a été un siècle de luttes au cours duquel la position fondamentale des femmes a certes progressé grâce aux améliorations générales du niveau de vie de la classe ouvrière, mais où la surexploitation et l’assujettissement des femmes sont restés exactement au même point qu’en 1863.
L’antiféminisme dans le nouveau mouvement communiste : un trouble révisionniste
La prétendue analyse de l’assujettissement, de l’oppression et de la surexploitation des femmes, fallacieusement rangée sous la catégorie inappropriée, insultante et sexiste de « question de la femme », ainsi que les programmes qui en découlent et que défendent la majorité des partis et des formations « pré-parti17L’expression est une traduction de « pre-party formation », qui fait référence à de petits groupes militants qui ont pour objectif de diffuser les idées marxistes-léninistes dans le prolétariat et les autres mouvements sociaux, de développer des tactiques et stratégies à prétention révolutionnaire et d’unifier les forces révolutionnaires pour éventuellement fonder un (vrai) parti. On peut penser au journal Iskra, une organisation fondée par Lénine et d’autres, présentée comme exemple de « formation pré-parti » dans The Movement for the Party (1977). C’est aussi ainsi que Janja Lalich, ancienne membre du Democratic Worker Party dirigé par Marlene Dixon, nomme l’organisation qu’elle étudie dans son article « The cadre ideal : Origins and development of a political cult », Cultic Studies Journal, vol. 9, no. 1, 1992. » se réclamant aujourd’hui du marxisme-léninisme en Amérique du Nord, peuvent être décrits comme des déclinaisons de la position révisionniste de la social-démocratie allemande. En effet, leurs positions sur la « question de la femme » n’ont pas évolué au-delà du programme d’August Bebel de 1878, si tant est qu’elles l’égalent ! La plupart préconisent implicitement ou explicitement le mariage et le rôle traditionnel de la femme, tout en revendiquant des « droits démocratiques » (qui ne diffèrent habituellement pas des revendications réformistes du mouvement féministe bourgeois en matière d’égalité des droits). Plusieurs sont tellement opportunistes qu’ils vont jusqu’à soutenir des campagnes bourgeoises qui s’attaquent à certaines mesures législatives mises en place pour protéger les femmes prolétaires. Lorsque ces programmes s’intéressent aux luttes syndicales des travailleuses, ils le font de manière opportuniste, sans vraiment prendre en considération les enjeux centraux qui concernent l’émancipation générale du prolétariat féminin. La plupart des organisations connues condamnent l’homosexualité comme une forme de « décadence bourgeoise » tout en se cachant derrière la morale bourgeoise. Les procédés de ce genre sont manifestes lorsque, dans la plus complète ignorance des fondements matériels du conflit entre les hommes et les femmes, ces programmes mettent de l’avant des solutions individuelles, y compris dans la chambre à coucher, comme réponse à ce qui se présente comme une contradiction majeure du capitalisme dans les pays développés.
Il faut donc poser la question : quels intérêts servent les positions révisionnistes et antiféministes des organisations marxistes-léninistes? Une réponse s’impose d’emblée : les intérêts de la bourgeoisie et ceux de la bureaucratie syndicale acquise à la collaboration de classe. L’antiféminisme prolétarien, historiquement, était intimement lié à la conscience syndicale au sein du prolétariat et au révisionnisme dans le parti. Les formations pré-parti et les partis les plus importants aux États-Unis semblent en cela suivre la même voie que les lassalliens.
Il est un autre facteur qu’on ne peut ignorer en ce qui a trait aux partis et aux formations pré-parti aux États-Unis : les fondements matériels et sociaux de la perpétuation de l’assujettissement des femmes au sein même de ces organisations. Les avantages qui reviennent aux hommes de l’aristocratie ouvrière reviennent de la même manière aux hommes qui se disent communistes (qui sont dans la plupart des cas issus de la petite bourgeoisie, où l’antiféminisme est de rigueur). L’hégémonie du leadership masculin au sein de la formation politique est préservée par la pratique et la défense du mariage monogame, puisqu’elle garantit un contrôle continu sur les « épouses » du parti, le tout justifié par la « morale prolétarienne ». Ce qui est en fait invoqué, et devrait être très clair, c’est l’antiféminisme prolétarien et l’ensemble des préjugés étroits et des caractéristiques de la sexualité répressive propres à la morale bourgeoise. De l’époque de Marx à aujourd’hui, l’hégémonie masculine et la suprématie mâle au sein des organisations révolutionnaires sont pratiquement restées inchangées, si ce n’est incontestées. La brutalité avec laquelle Rosa Luxemburg et Clara Zetkin ont été traitées ; les railleries, les commentaires sarcastiques, les plaisanteries, les calomnies ; les remarques malicieuses leur reprochant leur laideur, leur méchanceté, leur caractère dominateur et leur manque de féminité ; les formes hypocrites de discrimination : toutes ces choses sont aussi répandues aujourd’hui qu’elles l’étaient à l’époque de la social-démocratie allemande. La prétendue « question de la femme » est en fait une sorte de projecteur braqué sur ces mouvements, qui montre crûment en quoi ceux-ci, bien qu’ils cachent leur révisionnisme derrière des citations du Beijing Review, préservent l’idéologie bourgeoise et les intérêts de classe de la bourgeoisie au sein même du prolétariat.
Toute stratégie ou tout programme authentiquement favorable à l’émancipation des femmes doit nécessairement s’attaquer aux institutions bourgeoises que sont le mariage contractuel, l’appropriation privée de la force de travail et de la force reproductive des femmes, la tutelle masculine sur les femmes et l’hégémonie masculine dans la sphère publique et au sein des organisations. On ne peut non plus tolérer que les masses de femmes non salariées soient invisibilisées simplement parce que l’institution de la famille nucléaire est tenue pour sacrée ou parce que le réformisme syndical est considéré comme le seul mode de lutte viable dans les périodes prérévolutionnaires.
Aucune des exigences relatives à l’émancipation des femmes n’est une revendication réformiste, car aucune ne peut être satisfaite par des réformes. Les femmes demandent une nouvelle société révolutionnaire. Dans cette révolution et cette nouvelle société, les femmes seront égales aux hommes.
Notes de bas de page
- 1Née en 1857 en Allemagne et morte en 1933 en Russie, Clara Zetkin a été une importante militante communiste et féministe : elle a participé au Congrès de fondation de la Deuxième internationale (1889), a édité le journal socialiste et féministe Égalité (Die Gleichheit) et a cofondé le Congrès international des femmes socialiste (1907). Membre du Parti communiste allemand en 1919, elle a été élue au Reichstag en 1920. Elle a aussi été l’amie de Lénine et on lui attribue souvent l’idée de la première journée internationale des femmes, le 8 mars.
- 2Ce projet d’amendement constitutionnel aux États-Unis pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes a été l’objet d’une lutte intense dans les années 1970 entre féministes et antiféministes, et ne sera finalement jamais adopté par un nombre suffisant d’États pour être inscrit dans la Constitution.
- 3Karl Marx et Friedrich Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, traduction d’Émile Bottigelli, Paris, Éditions sociales, [1875] 1972 [http://classiques.uqac.ca/classiques/Engels_Marx/critique_progr_gotha/programme_gotha.pdf]. Dixon souligne.
- 4Traduction libre de Werner Thonnessen, The Emancipation of Women : The Rise and Decline of the Women’s Movement in German Social Democracy 1863-1933, Londres, Pluto Press, 1973, p. 33.
- 5Traduction libre, ibid., p. 34.
- 6Traduction libre, ibid.
- 7Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre premier : Développement de la production capitaliste, traduction de M. J. Roy, Paris, Maurice Lachartre et cie., 1872, p. 212 [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1232830/f1n351.pdf].
- 8Née en Pologne en 1871, elle joua un rôle important dans le mouvement révolutionnaire allemand, se retrouva emprisonnée à plusieurs reprises et s’engagea dans la lutte théorique et politique contre le « révisionnisme » voulant que le marxisme soit dépassé et doive être remplacé par un socialisme plus modéré, fondé sur la double action syndicale et parlementaire. Elle rallia la Ligue spartakiste, dédiée à la révolution prolétarienne, qui tentera une insurrection armée à Berlin en 1919 avant que le gouvernement social-démocrate n’envoie les troupes des Corps francs (composés d’anciens militaires dont plusieurs rejoindront plus tard le mouvement nazi) l’écraser. Elle fut arrêtée et assassinée.
- 9Traduction libre de Werner Thonnessen, op. cit., p. 20.
- 10Traduction libre, ibid., p. 22.
- 11Aussi connue sous l’acronyme SDS, cette organisation étudiante qui prônait la démocratie directe et le socialisme a été très influente dans les années 1960 et qui participa à la lutte contre la guerre du Vietnam
- 12Politicien bavarois social-démocrate, né en 1846 et mort en 1907, qui sera secrétaire du parti et qualifié de « chef de file du réformisme » par Le Maitron : Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social.
- 13Luise Kähler de Hambourg participait à la conférence du SPD à Gotha, en 1896. Voir plus bas comment elle y interpella ses camarades.
- 14Traduction libre de Werner Thonnessen, op. cit., p. 66-68.
- 15Traduction libre de Werner Thonnessen, op. cit., p. 76.
- 16Traduction libre de Document de travail de la section allemande de l’Association internationale des travailleurs, 1866, cité dans Werner Thonnessen, op. cit., p. 20
- 17L’expression est une traduction de « pre-party formation », qui fait référence à de petits groupes militants qui ont pour objectif de diffuser les idées marxistes-léninistes dans le prolétariat et les autres mouvements sociaux, de développer des tactiques et stratégies à prétention révolutionnaire et d’unifier les forces révolutionnaires pour éventuellement fonder un (vrai) parti. On peut penser au journal Iskra, une organisation fondée par Lénine et d’autres, présentée comme exemple de « formation pré-parti » dans The Movement for the Party (1977). C’est aussi ainsi que Janja Lalich, ancienne membre du Democratic Worker Party dirigé par Marlene Dixon, nomme l’organisation qu’elle étudie dans son article « The cadre ideal : Origins and development of a political cult », Cultic Studies Journal, vol. 9, no. 1, 1992.
Dixon, Marlène, traduit de l’anglais par Patrick Cadorette, 2024, «L’antiféminisme de gauche – un syndrome révisionniste», Préfix, vol. 1, no 1, « Pour une diversification des voix féministes dans l’enseignement francophone : traduction de textes théoriques à des fins pédagogiques ». Version en ligne : https://revues.uqam.ca/prefix/revue-prefix/lantifeminisme-de-gauche-un-syndrome-revisionniste/
Revue PréfiX
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