L’expérience de la Maison Marie-Marguerite : un partenariat soutenant la création d’une première ressource d’hébergement pour femmes en difficulté à Laval
Un partenariat inattendu
Automne 2018 : le Service aux collectivités de l’UQAM (SAC ci-après) par le biais de son agente de développement, Eve-Marie Lampron, approche Sophie Gilbert, professeure au département de psychologie et récemment membre de l’IREF, pour une rencontre exploratoire en vue d’un partenariat de recherche avec un regroupement en défense collective des droits des femmes à Laval, la Table de concertation de Laval en condition féminine (TCLCF). L’objectif : la création d’une nouvelle ressource d’hébergement pour femmes en difficulté à Laval. Question : un tel maillage était-il réaliste? Une prof de psycho, une équipe de praticiennes du mouvement des femmes aux parcours et aux formations bigarrées et surtout, un projet de développement d’une nouvelle ressource qui semblait déjà bien entamé. Comment y contribuer? Pourquoi un partenariat à cette étape? Est-ce qu’une recherche était vraiment nécessaire quand tout sur le terrain indiquait la nécessité de doter Laval d’une ressource non-mixte pour femmes en difficulté vivant des problématiques sociales multiples? Comment travailler ensemble et surtout pour quoi et pour qui?
Revenons un peu en arrière pour comprendre ce parcours de combattantes qu’est le développement d’un nouvel organisme communautaire pour femmes. Quels étaient les besoins du terrain et l’apport d’une éventuelle recherche? Comment est née cette rencontre et comment le partenariat a-t-il permis de soutenir tant le projet de développement d’une nouvelle ressource que les femmes qui se sont mobilisées pour concrétiser ce rêve? C’est sur le chemin de cette rencontre et du croisement des savoirs et des expériences que nous vous proposons de nous suivre.
Correspondance croisée entre Marie-Eve Surprenant, coordonnatrice de la TCLCF et représentante de l’équipe de praticiennes, et Sophie Gilbert, professeure au Département de psychologie de l’UQAM (en italique) et en charge de l’équipe de recherche partenariale, du récit d’un partenariat mémorable.
Commençons par le début : le contexte!
Depuis des années à Laval, de nombreuses intervenantes sur le terrain constataient une hausse du nombre de femmes en situation de vulnérabilité, vivant des problématiques multiples et complexes (violences, problèmes de santé mentale, précarité financière, aléas de l’immigration, utilisation de SPA1Substances psychoactives, que celles-ci soient légales ou non, prescrites ou non. Ceci englobe ce qu’on appelle les drogues, l’alcool, les médicaments, etc., etc.), venant chercher de l’aide au sein des ressources lavalloises. La TCLCF a alors mené une vaste recherche (2015) afin de mieux comprendre ce phénomène, de même que les impacts pour les femmes concernées et pour les intervenantes et les organismes qui les accompagnent. Les résultats étaient éloquents et alarmants :
- Des situations de vulnérabilité de plus en plus complexes alors que les ressources disponibles peinaient à répondre aux besoins des femmes;
- Une augmentation du nombre et un alourdissement des difficultés présentes chez une même femme;
- Des problèmes se cristallisant chez plusieurs femmes : dès lors les difficultés passagères tendaient à devenir chroniques et récurrentes;
- 98 % des organisations lavalloises interrogées devaient référer des femmes en situation de vulnérabilité vers d’autres ressources, dont 57% vers d’autres régions.
Face à ces constats, nous ne pouvions garder les bras croisés. C’est ainsi qu’un vaste colloque s’est tenu en 2017 réunissant des intervenantes et partenaires de tous les milieux concernés sous le thème Agir pour les Lavalloises en situation de vulnérabilité, menant au dépôt d’un plan d’action régional. Le déficit criant d’hébergement communautaire pour les personnes en situation de vulnérabilité, en particulier pour les femmes, est alors au cœur des préoccupations et devient la priorité régionale.
En effet, la situation est intenable : Laval compte neuf ressources d’hébergement communautaires pour personnes en situation de vulnérabilité pour une population de 437 413 personnes. Seulement trois de ces ressources sont non-mixtes et dédiées exclusivement aux femmes victimes de violence conjugale. Il n’y a aucune ressource d’hébergement pour les femmes vivant des problématiques multiples. Une situation inimaginable pour la 3e plus grande ville du Québec. Dans ce contexte, il apparaissait incontournable de travailler activement à la création d’une ressource d’aide et d’hébergement pour femmes en difficulté à Laval, avec ou sans enfant : la future Maison Marie-Marguerite.
Des défis de taille
En juin 2017, la TCLCF a mis sur pied le comité Marie-Marguerite, formé d’une quinzaine de travailleuses œuvrant dans divers organismes accompagnant des femmes à Laval. La TCLCF avait la chance de compter sur une équipe de feu! Des intervenantes de tous horizons, ayant une expertise dans des domaines variés (violence conjugale et/ou sexuelle, santé mentale, itinérance, immigration, consommation de SPA, milieu carcéral, réseau de la santé, etc.) et une expérience quotidienne des réalités, parcours et besoins pluriels des femmes. Toutes étaient plus que convaincues de la nécessité de doter enfin Laval d’une ressource d’hébergement pour femmes en difficulté. Mais par où commencer?
Nous avons donc continué à documenter la situation : répertoriant les ressources existantes à Laval et celles vers lesquelles les Lavalloises étaient référées. Nous avons dénombré le nombre de lits et de places disponibles pour les femmes à Laval, les refus années après années pour manque de place ou pour problématique autre, et nous avons mis en lumière les impacts des références hors région (TCLCF, 2018).
Bien que les preuves n’eussent de cesse de s’accumuler, notre compréhension de s’affiner et la sensibilisation des partenaires de s’accentuer, nous sentions tout de même des résistances. Après tout, nous parlions de mettre en place une nouvelle ressource, de créer un organisme communautaire… ce qui implique beaucoup de financement ! Les partenaires étaient bien conscient×es qu’un appui formel à la Maison Marie-Marguerite était le gage de recevoir une belle facture d’investissement, et ce, pour plusieurs années. On nous a donc proposé d’opérationnaliser des lits dans les ressources existantes, d’accentuer des corridors de collaborations; bref, de tenter de faire du neuf avec du vieux. Et encore une fois, de gagner du temps. Ce qui, en l’occurrence, revenait à demander aux femmes en difficulté de nier leurs réalités et besoins, et encore une fois de se faire toutes petites, invisibles, sans voix ni ressources.
Or, pour notre équipe de guerrières de la défense collective des droits des femmes, il n’était pas question à ce stade de faire de compromis ni d’attendre encore. Pas plus que de se contenter d’une partie des ressources, de rogner sur notre vision et sur les besoins légitimes des femmes en difficulté. Nous voulions qu’elles soient reconnues dans toute leur diversité et qu’elles aient à Laval la ressource dont elles avaient besoin : une ressource accueillante, inclusive, sécuritaire et aimante. Nous voulions rêver grand pour elles, avec elles. Nous avions clairement besoin d’aide pour faire entendre leurs voix.
C’est ainsi que nous nous sommes tournées vers le SAC, avec notre enthousiasme, notre frustration et notre « urgence d’agir »2Mentionnons que l’urgence évoquée au départ s’est révélée bien réelle par la recherche, puisque ce terme a été utilisé en fin de parcours dans les médias. D’abord dans notre lettre publiée : https://www.tvanouvelles.ca/2020/12/04/laval-urgent-besoin-dun-toit-pour-accueillir-les-femmes-en-difficulte; puis, dans une entrevue accordée à ceux-ci : https://www.tvanouvelles.ca/2020/12/04/laval-urgent-besoin-dun-toit-pour-accueillir-les-femmes-en-difficulte! Nous sentions que nous avions besoin d’un appui académique pour démontrer hors de tout doute les besoins des femmes en difficulté et surtout, pour nous aider à dessiner les contours de la future ressource.
Le SAC s’est donc mis à la recherche d’une professeure ayant une expertise en lien avec notre projet et surtout, la disponibilité pour réaliser une recherche partenariale d’une envergure indéterminée!
Sophie, tu as accepté de te lancer dans l’aventure de la Maison Marie-Marguerite… Comment ça s’est passé de ton côté?
J’ai été approchée par ma collègue du SAC, qui m’a laissée entendre que je serais une personne de choix pour documenter les besoins de ces femmes en difficulté. Oui, bien sûr, c’est une population (à la fois les femmes et les intervenantes qui œuvrent auprès d’elles) avec laquelle je travaille en recherche, depuis déjà plusieurs années… mais j’ai des réticences, de mon côté, pensant à l’envergure nécessaire, compte tenu des études déjà accomplies par la TCLCF – et qui appelle peut-être à une recherche quantitative, pour laquelle plusieurs collègues seraient certainement plus ferrées. Je pense aussi au délai imparti, voire à l’« urgence » et la « disponibilité » demandée…
Une première rencontre a finalement eu lieu. Je dois dire que de mon côté, j’ai mis un temps à cerner le mandat. Quels seraient la spécificité et l’apport de cette recherche, si déjà, l’on connaissait les besoins? C’est ainsi que j’ai compris que la recherche universitaire, de par la rigueur méthodologique qu’elle implique, a une « plus-value », mais surtout, j’ai pu cerner ce qui échappait aux connaissances : la « compréhension » au-delà des chiffres. Qui sont ces femmes qui ne reçoivent pas les services auxquels elles ont droit? À la fois du point de vue des intervenantes qui n’arrivent pas à y répondre, à la fois du point de vue des femmes en question. Et d’autre part, comment les écrits existants peuvent-ils nous renseigner sur ce qui pourrait être offert à celles-ci?
Nous avions dès lors trouvé la place de chacune, l’objectif et les moyens qui nous ressemblaient et nous rassemblaient : un partenariat était né! Celui-ci avait pour objectif, « (…) que les ressources et services sur le territoire lavallois soient en mesure de (mieux) répondre aux besoins des femmes en difficulté vivant des réalités complexes et enchevêtrées et qui ont actuellement tendance à tomber “entre les mailles du filet” des organismes existants. Par la réalisation d’un état de la question (pratiques d’intervention auprès de ces femmes), de collectes de données auprès d’intervenantes (entretiens de groupe) et des femmes directement concernées (récits de vie), [il s’agissait] de mieux cerner les besoins des femmes et de proposer des adaptations aux services existants, voire la création d’une nouvelle ressource sur le territoire lavallois. »3Extrait de la demande de subvention au Programme d’aide financière à la recherche et à la création, recherche dans le cadre des services aux collectivités (PAFARC, 2018).
Mais bon, les échéanciers étaient serrés : on était alors à l’automne 2018, la réponse à la demande de subvention a été obtenue à la mi-novembre, la demande d’approbation éthique soumise au mois de janvier 2019 et la réponse obtenue en mars… pour des résultats attendus en septembre 2020 !
L’un des côtés de la recherche que j’adore est le contact avec le « terrain », avec les milieux d’intervention communautaire. Travailler dans ces milieux fait écho à l’urgence dans laquelle se trouve constamment la population ciblée; les intervenantes le savent très bien, et je dois l’avouer, les chercheures aussi! Pour cela, l’on doit compter sur une équipe de recherche aussi efficace et engagée que ces travailleuses sur le terrain. Grâce au réseau du SAC, j’ai pu trouver une perle rare, Isabelle-Anne Lavoie (à l’époque, étudiante à la maitrise en travail social), et deux assistantes de recherche, doctorantes en psychologie, tout aussi interpelées par les causes des femmes : Solange Lafolle et Stephany Squires.
Les moments forts de la recherche partenariale
Le démarrage de la recherche a été à l’image du partenariat à venir, c’est-à-dire qu’il a été marqué par des rencontres stimulantes entre praticiennes et chercheures, le tout dans un climat d’écoute, de respect et de reconnaissance des expériences et expertises de chacune des parties. Pour ce faire, il allait de soi que les membres du Comité Marie-Marguerite accueillent les membres de l’équipe de recherche là où ça se passe : à Laval! Eh oui, nous avons fait franchir le pont à toutes ces Montréalaises et celles venues de plus loin encore pour s’imprégner des particularités du territoire lavallois.
Sentiment d’étrangeté, il faut le dire, puisque de l’autre côté de la rivière des Prairies, mon réseau (ressources en itinérance, notamment) s’avère inexistant. Du reste, dès la première rencontre, toute l’équipe de recherche s’y est présentée – c’est dire l’engagement des assistantes de recherche! D’abord, je l’admets, notre présence fut un peu timide. En effet, un vocabulaire à apprivoiser (je me souviens encore des GRT [Groupes de ressources techniques] et autres acronymes qui m’étaient totalement étrangers…). Ce sentiment d’étrangeté fut, du reste, de courte durée ; un accueil enthousiaste nous attendait, et toutes les membres de l’équipe de recherche ont manifesté un intérêt et un plaisir fort apparents. Tu sais, on oublie souvent cet aspect de la transmission. Dans le cas d’une recherche partenariale, le but est de transmettre non seulement un savoir « procédural », méthodologique, mais surtout, une posture bien particulière, celle de la « rencontre » de l’autre, de l’altérité, au sens plein du terme! Que retiens-tu des fruits de cette rencontre?
Hum, la rencontre de deux univers, pas si éloignés en fin de compte. Comme tu le dis, nous avions toutes les causes des femmes à cœur et la chimie, la complicité – dans l’écoute, le respect et l’égalité – se sont vite développées. Les membres du Comité Marie-Marguerite étaient enthousiastes de rencontrer l’équipe de recherche, d’être en lien direct avec vous, d’être partie prenante à toutes les étapes, d’être consultées et contributives. C’est toutes ensemble que nous avons identifié les organismes à inviter aux entretiens de groupes, que nous avons élaboré des stratégies pour rejoindre les femmes pour les récits de vie, que nous nous sommes attelées à la diffusion et au recrutement des participantes.
En ce sens, je pense que la recherche a fortement bénéficié de la mobilisation et de la sensibilisation effectuées en amont sur les problématiques et besoins des femmes en difficulté à Laval, car presque tous les organismes ciblés ont répondu favorablement à l’invitation. Cela témoignait du besoin de partage du vécu des femmes, d’entraide des intervenantes dans leur pratique et de la nécessité de trouver des solutions collectives adaptées aux besoins de notre région. Le processus de recherche a ainsi contribué à maintenir l’éclairage sur les besoins des femmes en difficulté et à soutenir la mobilisation des organismes dans ce projet de développement d’une nouvelle ressource. Du côté du Comité Marie-Marguerite, cela nous a donné une bouffée d’air frais, des objectifs clairs, puis des échéanciers et une crédibilité supplémentaire auprès des partenaires en faisant alliance avec des chercheures universitaires. Les résultats étaient attendus avec impatience sur le terrain!
Dès les premiers temps de la cueillette de données, l’efficacité de vos groupes membres et alliés a été remarquable. C’est ce qui nous a permis d’atteindre des objectifs a priori peu réalistes : je me souviens d’un délai d’environ 2 mois entre l’obtention de la subvention et le premier entretien de groupe. Ces derniers se sont avérés extrêmement porteurs, incarnant ce qu’on appelle une véritable « co-construction » entre les participantes, entre participantes et chercheures aussi.
Moments de rêves exaltés, mais aussi partage d’expériences parfois douloureuses. Une recherche… humaine avant tout : empreinte de la créativité tout autant que de la sensibilité de toutes les parties prenantes.
En septembre 2019, l’équipe de recherche est venue présenter les résultats préliminaires aux membres du comité Marie-Marguerite à Laval, dans nos locaux. On était nombreuses, il y avait de l’électricité dans l’air!
Pour ma part, ce fut ici la seconde période de stress – une fois les délais restreints digérés! Les résultats préliminaires sont toujours difficiles à présenter. Ne pas trop s’avancer surtout, laisser des traces, mais pas trop. Car des résultats de recherche qualitative, c’est encore pire que des statistiques. Concrètement, l’analyse des propos d’une seule participante, sur un si petit échantillon, peut engendrer des nuances importantes quant aux résultats précédents.
Difficulté supplémentaire : à la TCLCF se retrouvent des intervenantes qui ont participé aux entretiens de groupe; l’on souhaite dès lors qu’elles discernent dans les résultats en question ce qu’elles y ont amené, mais sans que les autres puissent reconnaitre leurs propos afin de préserver l’anonymat.
Encore une fois, et c’est un peu l’histoire de cette recherche, j’ai été ravie – de même que mes collègues de l’équipe de recherche – de cette rencontre! Je me souviens de la poursuite des échanges à partir de ce que nous amenions (quelle belle gratification!), qui nourrissait à la fois notre réflexion de chercheures et permettait d’entrevoir de plus en plus de contours précis de la future ressource.
Ce que j’ai trouvé de remarquable dans cette rencontre de présentation des données préliminaires, c’est la résonance auprès des intervenantes. Quand vous avez parlé des profils des femmes rencontrées, de leur refus d’être étiquetées en difficulté ou en situation d’itinérance, du défi de les cerner, d’avoir accès à leur vécu et à leurs besoins à cause des murs qu’elles ont dressés entre elles et les autres pour se protéger des multiples violences subies… j’ai vu le soulagement des intervenantes, la validation que cela leur apportait: elles avaient vu juste dans leurs interventions. Enfin des mots pour exprimer leurs intuitions! Et pour moi qui ne suis n’est pas sur le terrain au quotidien comme elles, j’y ai retrouvé la richesse d’une compréhension plus approfondie des femmes que l’on souhaite défendre et soutenir. Ce fut pour moi un des plus beaux moments. Une cocréation forte de sens.
Puis, tout s’est accéléré (comme si ça n’allait déjà pas assez vite!). Dans la foulée de nos démarches de sensibilisation, un partenaire nous a offert l’opportunité de mener et de faire financer une étude de marché et de faisabilité pour la Maison Marie-Marguerite. Il s’agissait de déterminer le bassin potentiel de femmes pouvant fréquenter l’organisme, autant en hébergement qu’en soutien externe puis, la faisabilité du projet. Outre les coûts et les ressources humaines nécessaires, cela voulait dire de déterminer le concept de la ressource : les types et la durée de l’hébergement, le nombre de femmes avec et sans enfants pouvant être hébergées, les services offerts et le ou les projets d’économie sociale potentiels pouvant soutenir la réinsertion socioprofessionnelle des femmes. Une occasion en or que le Comité Marie-Marguerite ne pouvait refuser, bien que la recherche ne soit pas terminée.
Du rêve à la réalité
Jusque-là, tout allait bien! Là où ça s’est corsé, c’est quand le comité a dû faire des choix stratégiques et déchirants. Pour les besoins de l’étude de faisabilité, il fallait être très précises : combien de femmes dans le volet urgence, combien de femmes avec et sans enfants, la durée maximale des séjours pour l’urgence, le court et le long terme, etc.
Ces données étaient essentielles afin de déterminer les ressources humaines nécessaires, tant pour l’intervention que l’administration, mais aussi pour les repas et l’entretien. Il s’agissait aussi d’avoir une idée réaliste de la dimension des lieux, des coûts du bâti, de l’aménagement et du fonctionnement courant. C’était le temps de passer du rêve à la réalité. Et là, nous avions impérativement besoin du son de cloche de l’équipe de recherche pour nous assurer qu’on allait toutes dans la même direction. Sophie, à ce moment où le terrain prenait de la vitesse sur la recherche, vous avez eu la générosité de vous prêter au jeu, de partager vos observations… comment avez-vous vécu cela?
Pour tout dire, j’ai dû ici retourner dans mes documents tellement cela me semble improbable en après-coup! En novembre 2019, à peine sept mois après le début du recueil de données, la question du concept de la maison s’est posée, nous a été posée. Nos réponses ont été partagées peu après les vacances des Fêtes… donc bien avant la rédaction finale du rapport. Pour ce, toutes les membres de l’équipe de recherche se sont mobilisées afin de repérer ces réponses dans l’imposant corpus de données, puis de les présenter au comité. J’imagine que nous avions toutes à cœur d’être au « service » du terrain, au moment le plus opportun.
J’aimerais te demander ici : as-tu eu l’impression – comme moi par moment – que le rapport n’était plus utile désormais, une fois les démarches plus pragmatiques amorcées? Autrement dit, l’attendiez-vous encore avec autant d’impatience, à la TCLCF?
Oui, car entre le début de la démarche de recherche et le dépôt du rapport final, il s’était passé pas mal de choses sur le terrain et dans la société, notamment une pandémie! Celle-ci a mis en lumière l’absence de lieu alternatif pour les femmes en difficulté qui encore une fois ne correspondaient pas aux critères des sites pour les femmes victimes de violence conjugale et qui ne se sentaient pas en sécurité dans les refuges mixtes pour personnes en situation d’itinérance. Il était dès lors d’autant plus pertinent de pouvoir présenter les spécificités de ces femmes trop souvent exclues et marginalisées.
La présentation des résultats de la recherche partenariale a encore une fois été à l’image de nos relations tout au long du projet : une collaboration empreinte de réciprocité. Comment as-tu vécu cet apogée du projet?
J’avoue que le syndrome de l’imposteur·e est toujours de mise, lorsqu’il s’agit d’asseoir, une fois pour toutes, les résultats d’une recherche – ce rapport sera-t-il confrontant? pertinent? utile? Après tout, il s’adresse entre autres à des expertes du sujet. Si, traditionnellement dans le milieu universitaire, ceci se fait en catimini, par un article envoyé à une revue dite « savante » et soumis anonymement à des évaluatrices ou évaluateurs, dans le cas de recherches partenariales, c’est devant les principales concernées que se dévoilent ceux-ci.
Fébrilité est le mot juste pour décrire ce moment. Car la crainte ne saurait annihiler entièrement la fierté : mission accomplie, avec en prime l’impression d’avoir non seulement décrit des réalités (multiples, soit le point de vue des aidantes comme celui des femmes concernées), mais rendu celles-ci accessibles au plus grand nombre. Il s’agissait de lever le voile, mais aussi, de laisser ouvertes les questions de fond – par exemple, celle de la cohabitation – en y déployant, plutôt qu’une liste de pour et de contre, une complexe réflexion, alimentée tant par les écrits existants que par le discours des participantes.
Je me souviens en particulier du lancement de ce rapport de même que la présentation de celui-ci aux partenaires. Moments marquants, superbe complicité avec toi, Marie-Eve, afin de tenter de rendre vivants de tels événements! Eh bien, qu’à cela ne tienne : l’accueil de ce rapport a été franchement révélateur de la pertinence de tout ce travail en accéléré… et j’ai encore en tête la réflexion d’une participante qui, après avoir écouté le résumé de notre compréhension des « difficultés » des femmes concernées, nous dira avoir eu l’impression que cela éclairait sa vision d’une femme de sa connaissance, aux prises avec une telle problématique. Ça, c’est la récompense pour le travail accompli. Une récompense qui venait s’ajouter à celle, mémorable aussi, de ta réaction à la lecture d’un rapport particulièrement long… lorsque tu m’as dit que tu l’avais lu d’un coup, j’ai été franchement très touchée…
Oh là, là! Tu me fais revivre des émotions! Oui, il y a eu le lancement dans le réseau académique pour lequel tu ressentais sans doute plus de pression et il y a eu aussi la présentation du rapport, nommons-le, Besoins des femmes en difficulté à Laval : vers l’adaptation et la création de nouvelles ressources ? (Gilbert et al., 2020) en même temps que l’étude de marché et de faisabilité aux groupes et partenaires de Laval. Cela a contribué à unir nos voix et à créer un momentum autour de la Maison Marie-Marguerite. C’était merveilleux de voir tant de femmes formidables prendre la parole pour présenter les constats terrain, les observations et les témoignages des femmes ayant participé à la recherche et affirmer haut et fort qu’une ressource pour femmes vivant des problématiques multiples était non seulement nécessaire, mais possible, dès maintenant, avec la contribution de toutes et tous.
L’apport du partenariat
A posteriori, on peut conclure que le partenariat, bien qu’il soit né de la démarche de recherche, est allé bien au-delà. Il a permis d’établir des liens de confiance et de collaboration durables. De plus, la recherche a apporté une reconnaissance et un appui sans équivoque des partenaires, désormais déterminés à soutenir la création de la ressource. Le temps de la sensibilisation était désormais derrière nous, le temps de l’action était venu!
C’est ainsi que grâce à nos luttes et aux écrits produits, le Comité Marie-Marguerite, par le biais de la TCLCF, a été invité à participer à la mise en place d’un refuge d’urgence pour personnes en situation d’itinérance pendant la pandémie, au sein duquel un espace non-mixte fut aménagé pour les femmes. Cette expérience nous a confrontées à de nombreux enjeux de sécurité, d’adaptation des services et de sensibilisation aux aspects spécifiques de l’itinérance cachée des femmes. Je t’ai interpelée plusieurs fois, Sophie, en raison de ton expérience auprès de femmes en situation de vulnérabilité et des groupes qui les accompagnent, pour valider des hypothèses, des perspectives d’intervention, des services offerts et des revendications sur lesquelles ne pas céder de terrain! Ça m’a été d’un grand soutien dans mes mandats de représentations ainsi que pour le comité.
Quels ont été les apports de ce partenariat pour toi?
Eh bien, un tel partenariat, c’est d’une richesse! Je crois sincèrement que plusieurs chercheures comme moi sont fondamentalement des femmes « de terrain », des femmes qui aiment à voir des retombées se déployer – parfois même avant la fin de la recherche. Qui aiment à s’impliquer, par-delà les besoins initiaux.
En lien avec une authentique posture féministe, je crois aussi que cela nous sort de la potentielle guerre des « mots », parfois des « concepts », pour nous rallier à une cause commune. Je m’explique… À la TCLCF, je reconnais les vocables communément utilisés dans les milieux féministes, mais clairement, chacune a une voix à part entière, à parts égales. Jamais une femme n’est mise à l’épreuve quant à sa définition, sa conception, dans une vision « méta » de la cause. C’est le fondement, le projet (dans ce cas, l’ouverture d’une ressource) qui prime.
Pour une « universitaire », les recherches partenariales sont l’occasion de maintenir sans cesse cet ancrage dans le terrain. Ancrage qui justement permet d’éviter les dérives d’une exclusion mutuelle (voire de conflits) entre deux mondes, malgré une cause commune. Des ajustements constants sont ainsi requis, afin de s’arrimer au riche savoir issu des milieux de pratique et des regroupements de défense des droits, par les échanges répétés avec des femmes qui n’ont souvent pas le temps, de par l’urgence des mandats qui leur incombent, de prendre du recul et… d’écrire. Cela demande aux chercheures de s’assurer que ce qu’on développe comme savoir ne sera pas tabletté… et n’aura pas besoin de traduction pour se rendre accessible aux principales intéressées. Quel magnifique mandat, pas vrai?
Tout à fait! Au début de l’année 2021, lors du bilan du projet de recherche partenariale avec le SAC, il est apparu évident qu’une suite était nécessaire et souhaitée de part et d’autre. Comme le Comité Marie-Marguerite devait procéder prochainement à l’incorporation de l’organisme puis à l’embauche et à la formation d’une équipe d’intervention pour offrir dès que possible des services aux femmes, il nous est apparu pertinent de faire une demande de dégrèvement pour que tu puisses participer activement aux rencontres mensuelles du Comité Marie-Marguerite et soutenir les membres et la future équipe de travail dans les étapes cruciales à venir. La demande ayant été acceptée, le Comité a pu compter sur ta présence lors de ses rencontres à toutes les étapes charnières vers la création de la ressource : lettres patentes, plan d’affaires, incorporation, recrutement et embauche du personnel, jusqu’à l’Assemblée générale de fondation qui a eu lieu en décembre 2021. La Maison Marie-Marguerite était ainsi créée!
Et ce n’était pas la fin de l’aventure, mais bien le début d’une autre! Car, on ne traverse pas autant d’étapes et d’années d’investissement dans un projet si ambitieux sans ressentir un profond attachement.
Attachement… à celui-ci et aux groupes qui l’ont porté, devrais-je dire!
C’est donc avec joie et fierté que nous avons toutes deux poursuivi notre engagement au sein du Comité de coordination de la Maison Marie-Marguerite, dans l’espoir de voir très prochainement la ressource ouvrir ses portes et offrir l’hébergement tant attendu aux femmes. Bon, Sophie, je sais, j’ai volé le punch de la fin! Mais dis-moi quels ont été les impacts de la recherche partenariale pour toi et ce que tu en retiens?
Ici, je devrais dire : comment se détacher? J’ai intégré ce projet avec quelques années de retard sur toutes ces femmes qui l’avaient déjà amorcé. Du reste, force est de constater que je m’y suis plongée, corps et âme. Au final, c’était devenu aussi « mon » projet, « ma » cause. Il faut y voir non seulement un engagement envers cette population, les femmes en difficulté, mais aussi l’effet d’une rencontre. J’ai été ravie d’apprendre qu’il y avait une volonté de poursuivre la collaboration au-delà de la recherche. Qu’à cela ne tienne, ce qui était précédemment une collaboration informelle avec toi – discussions relatives à la réalité du terrain – pouvait prendre une autre forme, plus encadrée : la possibilité de mettre à contribution mes expériences en termes de formation et de concrétisation de la ressource. Car une recherche partenariale, c’est cela d’abord : une rencontre!
Qui mène parfois à la création d’une vaste communauté d’esprit et de cœur. Qui permet de réunir des féministes engagées qui sans cela, ne se seraient jamais croisées… Longue vie à la collaboration et à cette solidarité! Et merci à toutes celles qui se sont impliquées et qui s’impliquent encore dans cette formidable aventure.
Page titre de la première recherche de la TCLCF. Voir bibliographie.
Colloque Agir pour les Lavalloises en situation de vulnérabilité, janvier 2017. Exercice de priorisation. On voit les nombreux cartons verts en faveur d’une ressource d’hébergement pour femmes en difficulté.
Matériel créé pour une conférence de presse sur l’état des lieux en matière d’hébergement pour femmes et en faveur de la Maison Marie-Marguerite, avril 2018
Photo avec une partie de la gang du Comité M-M et équipe de stagiaires
Membres du Comité Marie-Marguerite qui dessinent physiquement les contours de la future ressource d’hébergement, janvier 2020, dans les locaux de l’Envolée, Auberge du cœur.
Page titre du rapport de recherche partenariale, dépôt décembre 2020. Voir bibliographie
Quelques-unes membres du Comité Marie-Marguerite… photo qui témoigne du fun qu’on a de travailler ensemble.
Notes de bas de page
- 1
- 2Mentionnons que l’urgence évoquée au départ s’est révélée bien réelle par la recherche, puisque ce terme a été utilisé en fin de parcours dans les médias. D’abord dans notre lettre publiée : https://www.tvanouvelles.ca/2020/12/04/laval-urgent-besoin-dun-toit-pour-accueillir-les-femmes-en-difficulte; puis, dans une entrevue accordée à ceux-ci : https://www.tvanouvelles.ca/2020/12/04/laval-urgent-besoin-dun-toit-pour-accueillir-les-femmes-en-difficulte
- 3Extrait de la demande de subvention au Programme d’aide financière à la recherche et à la création, recherche dans le cadre des services aux collectivités (PAFARC, 2018)
Bibliographie
Gilbert, Sophie, Lavoie, Isabelle Anne, Lafolle, Solange, Squires, Stephany, Groupe de recherche sur l’inscription sociale et identitaire des jeunes adultes (GRIJA) et Table de concertation de Laval en condition féminine (TCLCF). (2020). Besoins des femmes en difficulté à Laval: vers l’adaptation et la création de nouvelles ressources? : rapport de recherche. [Service aux collectivités] Université du Québec à Montréal. https://sac.uqam.ca/upload/files/Besoins_femmes_difficulte_Laval_recherche.pdf
Table de concertation de Laval en condition féminine (TCLCF). (2018). État des lieux sur les conditions de vie des Lavalloises : des enjeux sous enquête. Hébergement pour femmes en difficulté et accessibilité aux ressources pour les femmes en situation de handicap et les femmes sourdes victimes de violence. https://tclcf.qc.ca/wp-content/uploads/2022/03/Etat-des-lieux-Laval_FINAL.pdf
Table de concertation de Laval en condition féminine (TCLCF). (2015). Portrait des femmes en situation de vulnérabilité à Laval. https://tclcf.qc.ca/portrait-des-femmes-en-situation-de-vulnerabilite/
Surprenant, Marie-Ève, Gilbert, Sophie, 2023, « L’expérience de la Maison Marie-Marguerite : un partenariat soutenant la création d’une première ressource d’hébergement pour femmes en difficulté à Laval », dans Ève-Marie Lampron, Ama Maria Anney, Mylène Bigaouette, Sophie Gilbert, Julie Raby et Marina Seuve (dir.), Le Protocole UQAM/Relais-femmes : 40 ans de retombées au service des savoirs et de l’action féministes, Cahier de l’IREF no10, en ligne sur PréfiX, https://revues.uqam.ca/prefix/cahiers-iref/lexperience-de-la-maison-marie-marguerite-un-partenariat-soutenant-la-creation-dune-premiere-ressource-dhebergement-pour-femmes-en-difficulte-a-laval/
Cahier IREF
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