Le Protocole UQAM/Relais-femmes : pierre de taille à l’édification d’une société plus juste et égalitaire (Introduction et préface)
Le Protocole UQAM/Relais-femmes, géré au Service aux collectivités de l’UQAM, a fêté quarante années de partenariats entre les chercheur·es de l’IREF et les groupes de femmes du Québec le 29 septembre 2022. Près de deux cents personnes ont assisté au vernissage de l’exposition Côté recherche, côté pratique, organisée pour l’occasion à l’Écomusée du fier monde1Ce projet a bénéficié du soutien du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), du Secrétariat à la condition féminine du Québec, de la Centrale des syndicats nationaux (CSQ), de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), de l’IREF, de Relais-femmes et du Service aux collectivités de l’UQAM.. Cette formidable exposition a mis en lumière l’histoire et l’actualité du Protocole, avec une attention particulière aux projets soutenus dans la dernière décennie (2012-2022) ; à noter qu’elle a été visitée par 945 personnes en trois semaines. Le chemin parcouru depuis les années 1980 est considérable. Tout était à faire ou presque à la signature du Protocole en 1982 pour secouer la science de ses savoirs androcentrés et dépolitisés. Depuis, la production de savoirs par les femmes a percé presque toutes les disciplines et s’est traduite dans une diversité de partenariats de recherche qui ont questionné les rapports sociaux de sexes et de genres et leur imbrication aux autres facteurs d’oppression, tels la race et la classe, entrainant des avancées importantes dans la vie des femmes.
La production de savoirs par les femmes a percé presque toutes les disciplines et s’est traduite dans une diversité de partenariats de recherche qui ont questionné les rapports sociaux de sexes et de genres et leur imbrication aux autres facteurs d’oppression. |
Ce numéro de Cahier de l’IREF2Plusieurs étapes ayant mené à la parution de ce numéro (salariat étudiant, notamment) ont été soutenues par l’Antenne-UQAM du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), chaleureusement remercié pour son soutien. Les membres du sous-comité scientifique associé à cette publication sont Ama Maria Anney (coordonnatrice Prévention communautaire et Développement stratégique, Action Cancer du sein du Québec), Mylène Bigaouette (coordonnatrice liaison aux membres et formation, Fédération des maisons d’hébergement pour femmes), Julie Raby (coordonnatrice de projets, Relais-femmes), Sophie Gilbert (professeure au département de psychologie et membre de l’IREF, UQAM), Eve-Marie Lampron (agente de développement responsable du Protocole UQAM/Relais-femmes au Service aux collectivités, UQAM), Marina Seuve (chargée de projet et étudiante au 3e cycle en science politique, UQAM) et Bronja Hildgen (agente de recherche et de planification à l’IREF, UQAM). s’inscrit dans la foulée de cet anniversaire. Il s’appuie sur un échantillon de six projets partenariaux, menés dans une perspective de recherche-action entre des groupes de femmes et des universitaires ainsi qu’accompagnés par le Protocole UQAM/Relais-femmes depuis 20123À l’exception d’un projet qui s’est échelonné de 2001 à 2008.. S’il est usuel dans le monde de la recherche de publier des articles centrés sur les méthodes et les résultats, cette collection de textes vise plutôt à mettre de l’avant les approches préconisées, les réalisations, les exigences et bénéfices de la recherche partenariale pour les parties prenantes ainsi que son fort potentiel d’impact social. Une attention particulière est accordée aux aspects relationnels de la recherche partenariale, aux façons de mutualiser et de médier les cultures et savoirs différents en présence, ainsi qu’au rôle joué par l’agente de développement du Protocole dans le démarrage et l’accompagnement des projets.
Des recherches qui viennent de la pratique et retournent à la pratique
Cette collection de textes témoigne de la philosophie du Service aux collectivités de l’UQAM, qui défend une relation dynamique entre recherche, formation, accompagnement et intervention où les organismes du milieu sont considérés comme « des partenaires éducatifs » (UQAM, 1979 : 6.1.). Nommément ou tacitement, les articles empruntent à la finalité de la recherche-action définie par Simone Landry et privilégiée par le Protocole au cours des années : « produire des connaissances et favoriser un changement concret dans et par le biais de l’action » (1993 : 18-19).
Ainsi, alors que les projets relatés dans ce numéro témoignent de préoccupations communes aux groupes et aux chercheur·es féministes, ils tirent tous leur origine dans l’action des groupes, à partir de leurs connaissances des besoins et des réalités sur le terrain. Parfois associés aux perspectives émancipatrices du Brésilien Paolo Freire, ou encore traduites par l’expression emblématique de l’épistémologie féministe du « par et pour », les projets décrivent en définitive des travaux où les femmes et les groupes qui les représentent sont reconnus comme de véritables sujets, porteurs de connaissances reconnues dans les processus de coconstruction. À chaque étape des processus, leurs points de vue et savoirs situés sont mobilisés et articulés à ceux des universitaires, donnant lieu à de nouvelles connaissances dirigées vers de nouvelles actions.
La question de la traduction des langages spécifiques aux cultures en présence entre alors fortement en jeu, de même qu’un souci d’accessibilité des résultats et des produits de la recherche pour les populations de femmes auxquelles ils sont de façon prioritaire destinés. Sans négliger la publication d’articles scientifiques, cette orientation se concrétise dans une diversité d’activités de diffusion et de mobilisation des connaissances: vidéos, balados, vignettes numériques, infographies, présentations dans les assemblées des groupes, capsules ou trousses de formation, ateliers de sensibilisation, etc. En outre, les décideurs et de plus larges publics sont rejoints au moyen d’entrevues dans les médias traditionnels, de participations à des web-séries, des réseaux sociaux, de rencontres et de représentations politiques diverses effectuées par les équipes partenariales.
À la lecture du numéro, on ne s’étonnera pas que les textes réinvestissent les problématiques des violences et de la pauvreté des femmes – deux réalités criantes et affectant différemment les femmes selon leur positionnement social – au moment où les projets se sont mis en place. En outre, pour plusieurs des projets impactés par la crise sanitaire qui a éclaté au printemps 2020, il devenait d’autant plus urgent de révéler et d’intervenir sur ces réalités tandis qu’elles étaient à la une de l’actualité, en mettant en lumière les effets disproportionnés de la pandémie sur les femmes.
Palliant les lacunes des services et de la prévention sur ces enjeux, trois des six partenariats de ce numéro ont conduit à la création de ressources inédites pour femmes : un Régime de retraite pour travailleuses et travailleurs dans les groupes de femmes et communautaires, un Programme d’intervention en orientation de carrière visant l’autonomisation socioprofessionnelle de femmes victimes de violence et une Maison d’hébergement pour femmes en difficulté à Laval.
Un pas de géant pour contrer la pauvreté des femmes à la retraite
L’article de Julie Raby, Berthe Lacharité et Lise Gervais, trois travailleuses de Relais-femmes4Berthe Lacharité et Lise Gervais ont pris leur retraite de Relais-femmes, respectivement en 2020 et 2022., relate une démarche de recherche-action-accompagnement féministe démarrée en 2001, et qui a présidé à l’édification d’un Régime de retraite à financement salarial pour les travailleuses et travailleurs des groupes de femmes et communautaires lancé en 2008. Elles situent cette proposition dans le contexte de la lutte féministe sur les questions économiques, qui s’étend vers le début des années 2000 tant au sein de leur organisation que plus largement dans les mouvements des femmes et communautaires du Québec.
À l’aide du concept de division sexuelle du travail, ces autrices montrent comment elles en sont venues à se reconnaitre elles-mêmes comme femmes pauvres, travaillant dans un secteur d’emploi en prolongement du travail domestique. Elles s’appuient sur les analyses du travail gratuit des femmes (le travail de soin ou de care, l’éducation des enfants, les tâches domestiques) et prennent la pleine mesure des effets de cette exploitation sur leur posture économique actuelle et à venir.
Sans s’y référer directement, elles illustrent la thèse de Silvia Federici sur le travail domestique des femmes. Figure importante de la pensée du féminisme du XXe siècle, Federici a défendu toute sa vie cette idée que la répartition sociale des tâches entre les hommes et les femmes est à la source de malaises profonds de nos sociétés, exigeant une révision en profondeur des priorités politiques. Ses travaux, amorcés dans les années 1970, ont remonté à la surface au printemps 2020 lors de la crise sanitaire, entrainant un débat sur ce qui constitue un travail « essentiel » dans nos sociétés (Kisner, 2021 : 30-35). Il y avait pour les féministes quelque chose d’ironique dans le fait que le travail des femmes se voyait tout d’un coup défini comme essentiel, alors que les sociétés capitalistes ont toujours été incapables de reconnaitre et de rétribuer adéquatement ce travail « reproductif ».
C’est donc pour contrer cette dévalorisation structurelle du travail « féminin » sous-payé, privé de protections sociales suffisantes et de possibilités d’épargne, que ce gigantesque projet a vu le jour. S’appuyant sur l’émergence de la reconnaissance du secteur d’emploi communautaire dans le développement du Québec5En 2001, le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale du gouvernement du Québec adoptait une politique intitulée « L’action communautaire, une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec » qui invitait les groupes à mener avec son soutien une enquête évaluant la possibilité d’assurances collectives et d’un régime de retraite pour les groupes communautaires et de femmes., Relais-femmes et le Centre de formation populaire (CFP) se sont embarqués, accompagnés par l’économiste et pédagogue Michel Lizée du Service aux collectivités (SAC), dans l’aventure audacieuse de trouver une réponse à la précarisation du travail des femmes.
Tout au long de cet article, les autrices montrent comment l’analyse et les luttes féministes, adossées à une approche émancipatrice, ont déterminé le projet dans ses diverses dimensions organisationnelles et conceptuelles.Pour justifier le choix d’un régime de retraite, ce qui ne s’est pas fait sans débats dans le milieu communautaire, les autrices renvoient à l’interrelation des concepts de division sexuelle du travail et de sécurité économique, qui éclairent les analyses de la pauvreté des femmes. Une travailleuse interviewée illustre avec aplomb l’objectif principal visé par la création d’un régime de retraite adapté aux réalités des travailleuses :
Empêcher que ces travailleuses aient elles-mêmes à vivre sous le seuil de pauvreté à la retraite alors qu’elles auraient passé leur vie à œuvrer auprès de personnes souvent aux prises avec des conséquences de la pauvreté.
Cet article a ceci de fort à-propos dans le contexte de ce numéro issu d’une rétrospective historique : il met à l’avant plan, pour fin de mémoire, la signature féministe d’un dispositif qui est aujourd’hui reconnu par les milieux scientifiques et communautaires comme une innovation sociale.
Tout au long de cet article, les autrices montrent comment l’analyse et les luttes féministes, adossées à une approche émancipatrice, ont déterminé le projet dans ses diverses dimensions organisationnelles et conceptuelles |
Obliger les employeurs à considérer la violence conjugale
La contribution de Rachel Cox, d’Eve-Marie Lampron et de leurs collaboratrices, portant sur un projet axé sur la santé et sécurité au travail, constitue un exemple fort riche d’une recherche-action féministe réussie entre des organismes de la Côte-Nord luttant contre la violence conjugale et une chercheure spécialisée dans les domaines de l’action syndicale et du droit du travail. Leur texte montre, exemples limpides à l’appui, comment l’équipe des partenaires, à l’aide de l’agente du Protocole, a réussi à faire avancer une idée jusqu’alors inusitée dans le paysage juridique québécois : responsabiliser les employeurs face aux ramifications de la violence conjugale dans les milieux de travail (sabotage de la performance, traque, agression par le conjoint violent, etc.).
En plus des travaux académiques, il a fallu mettre en place de nombreux moyens pour combattre les préjugés « tenaces » associant toujours la violence à une « affaire privée », reconduisant de la sorte l’opposition classique entre espace public et espace privé, pourtant vastement remise en cause par le mouvement féministe depuis plus de cinquante ans. Le parcours de l’équipe partenariale sur trois ans a donné lieu à diverses réalisations, dont la production d’un mémoire déposé en commission parlementaire, une étude sur le cadre législatif en vigueur dans les juridictions au Canada, des capsules-vidéos, des formations, des conférences sur le web ou en présence, etc. Résultat : le gouvernement québécois intègre en 2021 une nouvelle disposition dans la Loi sur la Santé et la Sécurité au Travail (LSST) obligeant les employeurs à considérer les rapports entre les violences faites aux femmes et les milieux de travail et à s’engager pour les prévenir (Projet de loi 59).
Cette contribution traduit la force d’impact d’une recherche partenariale fondée sur l’ouverture, la confiance ainsi que sur la mutualisation des expertises et des réseaux. Elle explique comment les connaissances des unes et des autres se sont articulées pour créer de nouvelles connaissances, entrainant la modification législative souhaitée. Elle éclaire également le rôle-clé du Protocole dans ces processus partenariaux. Témoignant d’une discussion sur la question de la confidentialité du signalement des victimes, les autrices montrent comment ce rôle peut servir de « point de bascule » à des tensions entre des personnes appartenant à des cultures différentes, exprimant de ce fait sa valeur ajoutée dans les partenariats
Encore une fois, l’agente de développement du SAC-UQAM a su nommer le fait que ces positions divergentes découlaient de points de vue disciplinaires et sectoriels spécifiques, et ainsi dépersonnaliser les enjeux. Après une discussion respectueuse, la position défendue par l’équipe s’est avérée celle de la valeur primordiale de l’autonomie de la victime.
À la lecture de ce texte, on suit avec intérêt comment, devant une conjoncture changeante (notamment, le confinement sanitaire), cette équipe soudée et flexible s’est relevé les manches pour mettre en place de nouvelles activités tout en gardant le cap sur ses objectifs.
Cette contribution traduit la force d’impact d’une recherche partenariale fondée sur l’ouverture, la confiance ainsi que sur la mutualisation des expertises et des réseau |
Chevalière en mission : briser le cycle de la violence conjugale par l’autonomisation sociale et financière
Avant de solliciter une collaboration avec le Service aux collectivités, l’Alliance des maisons d’hébergement de 2e étape pour femmes et enfants victimes de violence conjugale (Alliance MH2) participait de son côté à un projet-pilote en counseling de carrière depuis 2016, destiné aux femmes aux prises avec une relation empreinte de violence. Son besoin de formaliser un programme d’intervention, de le déployer plus largement par le biais de ses maisons membres réparties sur tout le territoire de la province, en intégrant les acquis du pilote et les connaissances scientifiques de pointe en counseling de carrière, sont à l’origine de la démarche de coconstruction avec des chercheur·es en sciences de l’éducation de l’UQAM qui s’est mise en place.
La démarche (conception, implantation et évaluation d’un programme d’intervention) a combiné l’approche féministe des maisons d’hébergement, axée sur la dévictimisation, à celle sociocognitive des chercheur·es en développement de carrière. Par le biais des rencontres du comité d’encadrement, échelonnées sur trois ans et avec le soutien déterminant de l’agente du Protocole, les intervenantes des maisons et les chercheur·es ont pu mettre à profit, au fur et à mesure de l’expérimentation du programme, leurs savoirs réciproques pour concevoir et évaluer les diverses activités proposées. Sans l’apport théorique et pratique de l’équipe de l’UQAM, il aurait été « impossible autrement », estime le collectif signataire du texte, de parvenir à construire un programme aussi « solide », « viable » et « reconnu » par le milieu des organismes et des personnes-ressources en développement de carrière.
Sans l’apport théorique et pratique de l’équipe de l’UQAM, il aurait été « impossible autrement », estime le collectif signataire du texte, de parvenir à construire un programme aussi « solide », « viable » et « reconnu » par le milieu des organismes et des personnes-ressources en développement de carrière. |
Le programme Chevalière en mission est novateur. Il est offert au sein même des maisons d’hébergement de 2e étape, un cadre de vie sécuritaire où les victimes cohabitent dans une atmosphère de confiance. Il réunit les conditions permettant aux femmes de s’engager dans une véritable démarche de conscientisation et de reprise de pouvoir sur leur vie psychique, sociale et économique.
Création d’un espace de parole pour contrer le harcèlement de rue à Montréal
Après des années de luttes et un premier sondage réalisé entre 2016 et 2017, le Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CÉAF) s’est adressé au Protocole pour mobiliser le milieu de la recherche devant l’ampleur du harcèlement de rue à Montréal. Trois projets réunissant le CÉAF avec différentes équipes universitaires ont vu le jour en cascade pour répondre à ces objectifs : une étude qualitative auprès de populations de femmes diversifiées, une enquête statistique sur les profils des victimes à l’échelle de Montréal et une recherche-action avec des jeunes. Le harcèlement de rue y est défini comme « des propos, attitudes ou comportements intrusifs, dégradants et non consentis, commis par des personnes inconnues dans l’espace public ».
Les chercheures Mélissa Blais et Mélusine Dumerchat décrivent une recherche-action féministe qui tient compte des différents systèmes d’oppression imbriqués dans la problématique du harcèlement de rue (sexisme, hétérosexisme, cisgenrisme, racisme, capacitisme). Leur recherche frappe par la cohérence de la démarche méthodologique pour atteindre cet objectif intersectionnel.
Leur recherche frappe par la cohérence de la démarche méthodologique pour atteindre cet objectif intersectionnel. |
Les choix opérés pour réaliser les entretiens de groupe de l’étude qualitative passent par la création d’un espace de parole permettant « d’identifier d’une part, les impacts communs à l’ensemble des participantes et, d’autre part, les conséquences plus spécifiques selon les multiples positionnements dans les hiérarchies sociales ». Les femmes avaient à choisir librement sur la base d’expériences de harcèlement de rue, parmi les cinq groupes d’échanges proposés : jeunes, personnes en situation de handicap, personnes racisées, personnes des minorités sexuelles ou de genre, vécus expérientiels autres. Cette approche novatrice a le double intérêt de répondre à des critères de rigueur scientifique ainsi que d’être forte de sens au niveau politique, en tablant sur la conscientisation, l’agentivité et la solidarisation entre les victimes et les personnes témoins.
L’expérience d’un espace de parole permet à toutes les catégories de femmes de parler librement d’expériences de harcèlement de rue, dévoilant ainsi des angles morts concernant certains groupes de personnes avec des vécus d’oppressions enchevêtrées, lesquels sont proportionnellement plus ciblés par le harcèlement de rue.
Très largement diffusés et débattus dans les réseaux sociaux et les médias, les résultats des travaux ont donné lieu à diverses activités de mobilisation des connaissances, notamment auprès de jeunes. Ils ont aussi visé plusieurs intervenant·es de la scène montréalaise, approché·es pour mettre en place des ressources adaptées aux effets du harcèlement perpétré dans l’espace public, dont le Quartier des spectacles et le Service de la diversité et de l’inclusion sociale de la Ville de Montréal. Une retombée importante pour les équipes impliquées dans ce projet : jusqu’alors non reconnu comme une forme violence contre les femmes, le harcèlement de rue figure maintenant dans la Stratégie gouvernementale intégrée pour contrer la violence sexuelle, la violence conjugale et Rebâtir la confiance (2022-2027).
Création de la Maison Marie-Marguerite à Laval : récit d’une rencontre « mémorable »
Sous le mode original d’une correspondance croisée, où elles se racontent l’une à l’autre leur expérience personnelle du partenariat, Marie-Ève Surprenant, coordonnatrice de la Table de concertation de Laval en condition féminine et Sophie Gilbert, professeure au Département de psychologie de l’UQAM, nous révèlent sans masque comment un maillage semblant fragile au départ a évolué en un projet valorisant et riche de sens. Peu à peu, au fil du récit où les deux milieux s’apprivoisent, nous sommes amené·es, à travers leurs questionnements et leurs doutes, mais aussi leurs découvertes et gratifications, à suivre les étapes d’un véritable processus de coconstruction qui a abouti à la réalisation d’un rêve pour l’organisme : la création d’une maison d’hébergement pour femmes en difficulté à Laval.
Il faut voir se dissiper les interrogations de la chercheure à l’étape du démarrage de la recherche par rapport à ce que pourrait être sa contribution dans le projet – puisqu’il était déjà en piste à la Table – et à la disponibilité demandée. Or, se posent assez vite, en contrepoids de ses doutes, son fort intérêt pour le contact avec le terrain, l’accueil, l’enthousiasme et l’expertise des intervenantes de la Table, comme celle de l’agente du Protocole et des étudiantes réunies par le biais de son réseau : toute une équipe engagée et complice de la nécessité d’une ressource pour femmes en difficultés sur le territoire lavallois. Réalisant à quel point un encadrement scientifique pouvait assurer la réussite du projet auprès des décideur·euses, la chercheure s’engage dans un premier temps auprès de la Table à réaliser une recherche qualitative dans le but de mieux cerner les besoins des femmes en difficulté. Puis, elle prolonge son engagement devant la nécessité d’une étude de marché et de faisabilité pour la ressource. Dans le tourbillon des événements, la professeure aura finalement accompagné les intervenantes à toutes les étapes du projet, jusqu’à la fondation de la Maison Marie-Marguerite en 2021, et au-delà.
Plusieurs temps forts de cette correspondance croisée méritent que l’on s’y attarde. Par exemple, se référant à une étape délicate d’un partenariat de recherche sur le plan de l’élaboration des contenus, soit la présentation des données préliminaires par l’équipe de recherche, les deux partenaires parlent avec émotion de ce qu’elles ont vécu, de ce que le partenariat leur apporte, en fonction de leurs positions particulières dans la recherche :
Encore une fois, et c’est un peu l’histoire de cette recherche, j’ai été ravie – de même que mes collègues de l’équipe de recherche – de cette rencontre! Je me souviens de la poursuite des échanges à partir de ce que nous amenions (quelle belle gratification!), qui nourrissait à la fois notre réflexion de chercheures et permettait d’entrevoir de plus en plus de contours précis de la future ressource. (Chercheure)
J’ai vu le soulagement des intervenantes, la validation que cela leur apportait: elles avaient vu juste dans leurs interventions. Enfin des mots pour exprimer leurs intuitions! Et pour moi qui ne suis pas sur le terrain au quotidien comme elles, j’y ai retrouvé la richesse d’une compréhension plus approfondie des femmes que l’on souhaite défendre et soutenir. Ce fut pour moi un des plus beaux moments. Une cocréation forte de sens. (Représentante de la Table)
Au vu du positionnement des étudiantes, leur conversation soulève l’importance d’une clé fondamentale dans l’apprentissage de la recherche partenariale féministe, c’est-à-dire la transmission de la reconnaissance de l’autre dans sa différence :
Tu sais, on oublie souvent cet aspect de la transmission. Dans le cas d’une recherche partenariale, le but est de transmettre non seulement un savoir « procédural », méthodologique, mais surtout, une posture bien particulière, celle de la « rencontre » de l’autre, de l’altérité, au sens plein du terme! (Chercheure)
À la lecture de cette riche correspondance, on se dit qu’il est difficile de mieux illustrer le potentiel de la recherche-action féministe dans toutes ses dimensions : scientifique, politique, relationnelle et éthique.
À la lecture de cette riche correspondance, on se dit qu’il est difficile de mieux illustrer le potentiel de la recherche-action féministe dans toutes ses dimensions : scientifique, politique, relationnelle et éthique. |
Des étudiantes engagées dans la lutte pour l’accès à la justice pour les femmes victimes de violences
Le texte de Carole Boulebsol, ses co-autrices et collaboratrices du Collectif Justice pour les femmes victimes de violence concerne une recherche partenariale d’envergure qui s’est déroulée en trois phases entre 2016 et 2022. Au total, la parole de 149 personnes, dont 52 victimes, 60 intervenantes et 37 représentant·es du système de justice a été recueillie, par questionnaire, en entretiens individuels ou de groupes. Un imposant corpus a été constitué pour parvenir à une meilleure compréhension de l’ensemble des pratiques influençant le parcours des femmes victimes dans le système pénal. Des recommandations sur les changements à apporter en ont découlé, dont certaines abordent le problème de l’accompagnement déficient des victimes par le système de justice.
L’originalité de cette contribution réside dans la place centrale accordée au rôle des étudiantes dans le projet, à leur apport et à leur point de vue sur le partenariat déployé, son processus, ses forces et difficultés. Ces informations ont été recueillies au moyen de documents internes et d’un sondage réalisé auprès des différents membres partenaires du projet, sondage auquel dix participantes ont répondu, dont cinq étudiantes (sur huit ayant pris part au projet).
L’originalité de cette contribution réside dans la place centrale accordée au rôle des étudiantes dans le projet, à leur apport et à leur point de vue sur le partenariat déployé, son processus, ses forces et difficultés. |
Les répondantes attribuent aux étudiantes une grande part d’autonomie et de responsabilité dans la réussite et les retombées de la recherche partenariale. Les tâches de recherche qu’elles ont cumulées ont dépassé les attentes d’un travail d’auxiliaire ou d’assistante, situation qui a permis à certaines d’être premières autrices de rapports, d’articles ou de communications, pratique en l’occurrence généralement encouragée par le Protocole.
Derrière leur haut niveau d’engagement, on perçoit chez les étudiantes plusieurs sources de motivation envers la recherche partenariale, qui peuvent s’interpréter à la lumière des enjeux éthiques suivants6Enjeux que j’ai formulés et analysés à l’aide d’une étude de cas lors de ma maitrise (1999), et dont j’ai pu mesurer la pertinence et l’impact dans mes recherches subséquentes et les projets accompagnés au cours de ma carrière au Service aux collectivités. : dépassement du rapport instrumental en recherche, reconnaissance et intégration des savoirs issus des milieux de pratique aux autres sources de savoirs, développement de relations fondées sur la confiance, le respect mutuel et l’empathie, construction d’un processus démocratique, adhésion à une même cause.
On reconnait la concrétisation de plusieurs de ces enjeux à travers le propos des étudiantes sur les forces du projet lorsqu’elles soulignent des relations conviviales, la présence d’une coconstruction des connaissances avec les milieux de pratique, d’apports interdisciplinaires et de finalités cohérentes avec leurs études. Toutefois, leurs témoignages sur les « défis » rencontrés relativement à l’impact du report fréquent des échéances sur leur charge de travail, aux lacunes de l’encadrement scientifique à certains moments et aux relations parfois tendues peuvent surprendre au regard de la réussite du projet.
Dans la recherche partenariale, il y a des moments critiques liés aux temporalités différentes des unes et des autres. La question de l’agenda des travaux et son articulation avec les contraintes et la culture de chaque partie prenante – professeur·es, groupes, mais aussi étudiant·es – relève souvent d’un véritable casse-tête, a fortiori quand il s’agit de concilier les intérêts d’un grand nombre de partenaires. Cet article permet d’en illustrer les défis, qui ont aussi été teintés du contexte de confinement sanitaire déclaré en mars 2020.
En dépit des aléas, cette équipe, regroupant 15 membres universitaires ainsi que quatre grands regroupements nationaux contre les violences faites aux femmes au Québec, a pu réaliser sa programmation ambitieuse avec le soutien et la détermination de l’agente du Protocole. Abordant d’une manière constructive la critique étudiante, l’équipe propose des pistes pour améliorer l’encadrement étudiant, mieux reconnaitre leur travail et promouvoir les bénéfices de la recherche partenariale sur leur formation, leur avenir professionnel et leur engagement social.
Les différents textes de ce numéro font ressortir la richesse et les acquis de recherches partenariales féministes qui ont reposé sur les préceptes de la recherche-action. Leur apport éclaire également sur l’approche de coconstruction des connaissances qui s’est développée au Protocole UQAM/Relais-femmes. Cette approche pratiquée plus largement au Service aux collectivités, auquel le Protocole est rattaché, intègre une professionnelle, soit une agente de développement qualifiée pour faciliter la prise de parole de chaque partenaire, universitaire et communautaire, et assurer la mutualisation des expertises et des différents savoirs. Certains articles montrent bien, exemples à l’appui, comment s’incarne le travail de liaison et de médiation de cette professionnelle. Bonne lecture! |
Préface : un rôle à l’interface de la science et de la société à promouvoir
J’ai eu le privilège d’être associée au Protocole pendant près de 25 ans à titre de responsable et d’agente de développement. La vaste expérience que j’y ai acquise, les innombrables activités de recherche ou de formation auxquelles j’ai participé et qui se sont déroulées dans le partage, m’ont marquée durablement. J’y ai cotoyé des féministes inspirantes auprès de qui j’ai travaillé dans un environnement stimulant sur les plans intellectuel et humain, et qui n’a cessé de croître au fil des ans. C’est à ce riche terreau que je dois un cheminement épistémologique ancré dans une vision critique du savoir ainsi que des valeurs assumées sur le rôle de la science dans la Cité, que j’ai reflétés dans mes écrits. Je lui dois aussi un sentiment de fierté individuelle et collective d’avoir participé, aux côtés de représentantes des groupes de femmes et communautaires, de professeures, d’étudiantes et de professionnelles, à l’édification d’une société plus juste et égalitaire.
Au cours de ces années, j’ai été amenée à théoriser d’un point de vue féministe le modèle partenarial novateur du Service aux collectivités, entendu comme une épistémologie fondée sur la coconstruction des connaissances entre les milieux de pratique et les milieux universitaires. À travers mon parcours, j’ai expérimenté très concrètement un rôle de liaison et de médiation. C’est un travail passionnant, mais qui ne va pas de soi, ainsi que le confirment mon expérience et les écrits. Il porte le défi propre à la recherche participative, qui consiste à arrimer des milieux aux contraintes, temporalités et langages différents. Pour faire face à la complexité de ce défi, le modèle du Service aux collectivités prévoit la présence d’un·e professionnel·le, responsable de l’animation et de la coordination au sein des partenariats. Il en fait une condition à la bonne marche des partenariats.
Ce rôle implique un travail de traduction, en ce sens qu’il ne s’agit pas seulement de « passer » de l’information, mais de mettre en interaction des acteur·trices venant de cultures différentes pour les aider à faire de la recherche et du transfert ensemble, à partir d’un besoin posé par l’expérience de populations de femmes affectées par une situation. Même s’il tend à se développer dans les différents milieux de la recherche partenariale sous diverses formes (Bussières, Chicoine, Fontan et al. 2018), ce rôle reste méconnu et sa reconnaissance, mitigée ; sans doute en raison de son caractère relativement nouveau et du fait de sa situation un peu déstabilisante, à l’interface de milieux aux positionnements différents dans les hiérarchies sociales (inégalités liées au statut social, à l’accès aux ressources, aux origines ethnoculturelles, etc.). Agissant sur le rapport savoir/pouvoir, qu’il importe de reconnaitre à l’intérieur des processus scientifiques, ce rôle requiert des habiletés d’écoute et communicationnelles. Il implique également une connaissance des cultures et habitus des parties en présence, des compétences en médiation, et aussi – et c’est fondamental dans la perspective féministe – un sens de l’égalité dans les processus de coconstruction afin de valoriser les expertises en présence et d’équilibrer leur prise en compte pour la production de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques.
Plusieurs des textes de Cahier de l’IREF apportent une contribution originale, en visibilisant notamment comment s’incarne ce travail de l’agente de développement au sein du Protocole et son apport spécifique dans la résolution de tensions inhérentes à la recherche partenariale. Ils participent ainsi au grand défi, posé plus largement à l’écosystème de la recherche et des politiques publiques, de la reconnaissance de ce type de recherche – complémentaire à la recherche classique – et des dispositifs matériels, humains et financiers à mettre en place pour en assurer le plein développement.
Panneaux de l’exposition
Notes de bas de page
- 1Ce projet a bénéficié du soutien du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), du Secrétariat à la condition féminine du Québec, de la Centrale des syndicats nationaux (CSQ), de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), de l’IREF, de Relais-femmes et du Service aux collectivités de l’UQAM.
- 2Plusieurs étapes ayant mené à la parution de ce numéro (salariat étudiant, notamment) ont été soutenues par l’Antenne-UQAM du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), chaleureusement remercié pour son soutien. Les membres du sous-comité scientifique associé à cette publication sont Ama Maria Anney (coordonnatrice Prévention communautaire et Développement stratégique, Action Cancer du sein du Québec), Mylène Bigaouette (coordonnatrice liaison aux membres et formation, Fédération des maisons d’hébergement pour femmes), Julie Raby (coordonnatrice de projets, Relais-femmes), Sophie Gilbert (professeure au département de psychologie et membre de l’IREF, UQAM), Eve-Marie Lampron (agente de développement responsable du Protocole UQAM/Relais-femmes au Service aux collectivités, UQAM), Marina Seuve (chargée de projet et étudiante au 3e cycle en science politique, UQAM) et Bronja Hildgen (agente de recherche et de planification à l’IREF, UQAM).
- 3À l’exception d’un projet qui s’est échelonné de 2001 à 2008.
- 4Berthe Lacharité et Lise Gervais ont pris leur retraite de Relais-femmes, respectivement en 2020 et 2022.
- 5En 2001, le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale du gouvernement du Québec adoptait une politique intitulée « L’action communautaire, une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec » qui invitait les groupes à mener avec son soutien une enquête évaluant la possibilité d’assurances collectives et d’un régime de retraite pour les groupes communautaires et de femmes.
- 6Enjeux que j’ai formulés et analysés à l’aide d’une étude de cas lors de ma maitrise (1999), et dont j’ai pu mesurer la pertinence et l’impact dans mes recherches subséquentes et les projets accompagnés au cours de ma carrière au Service aux collectivités.
Bibliographie
Bussières, Denis, Chicoine, Geneviève, Fontan, Jean-Marc, Kurtzman, Lyne, de Grosbois, Sylvie, Lizée, Michel, Pelletier, Mélanie, Riverin, Josée-Anne, van Schendel,Vincent et Vanier, Claire Vanier. (2018). La coconstruction des connaissances : l’expérience du Service aux collectivités de l’UQAM. Une inspiration majeure pour le TIESS. Service aux collectivités de l’UQAM/Territoires innovants en économie sociale et solidaire.
Kisner, Jordan. (2021, 25-31 mars). Silvia Federici, celle qui avait tout prédit. Courrier international, 1586, 30-35.
Landry, Simone. (1993). Les conditions nécessaires et suffisantes pour parler de recherche-action. Dans Francine Descarries et Christine Corbeil, Recherche-action et questionnements féministes, Cahier de l’IREF. 1, 17-24.
UQAM-Université du Québec à Montréal (1979). Politique 41 sur les services aux collectivités. https://instances.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/47/2017/08/Politique_41.pdf
Bibliographie complémentaire
Blanc, Martine, Fontaine, Carmen, Kurtzman, Lyne, Lizée, Michel, Vanier, Claire et van Schendel,Vincent. (2011). La contribution de l’UQAM dans la Cité, Service aux collectivités, Université du Québec à Montréal. https://sac.uqam.ca/upload/files/UQAM_dans_la_cite.pdf
Bayer ,Véronique, Rollin, Zoé et Modak, Marianne. (2018). L’intervention féministe : un continuum entre pratiques et connaissances. Nouvelles Questions Féministes, 37 (2), 6-12.
Courcy, Isabelle, Kurtzman, Lyne, Lacharité, Berthe et al. (2019). La recherche partenariale féministe : des rapports égalitaires sous tension. Recherches féministes, 32 (2), 297-317.
Freire, Paolo. (2014). Pedagogy of the Oppressed : 30th Anniversary Edition. Bloomsbury Plublishing.
Kurtzman, Lyne et Lampron, Eve-Marie. (2018). Coconstruire des connaissances féministes : l’exemple du Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal. Nouvelles Questions Féministes, 37 (2), 14-29.
Kurtzman, Lyne (1999). Les enjeux éthiques de la recherche-action féministe: une étude de cas [Mémoire de M.A. en communication, Université du Québec à Montréal].
Ollivier, Michèle et Tremblay, Manon. (2000). Questionnements féministes et méthodologie de la recherche. L’Harmattan.
Cahier IREF
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