Parcours d’une militante/chercheure lesbienne à l’IREF
Ma relation avec l’IREF est ancienne et irrégulière. Fin des années 1970 : j’enseigne au Cégep Maisonneuve depuis quelques années et je décide de terminer des études de maîtrise laissées en plan. Tout en étant inscrite à l’Université de Montréal, je parviens à suivre un cours de baccalauréat en histoire des femmes donné par Marie Lavigne et Jennifer Stoddart1Coautrices de L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles (1982) avec Micheline Dumont et Michèle Stanton sous l’appellation de Collectif Clio. Toutes deux ont ensuite mené une impressionnante carrière comme gestionnaires de grandes institutions.. Wow ! Quelle audace ! Revisiter l’histoire du Québec/Canada avec les femmes comme actrices principales et le féminisme comme éclairage ! Je dévore toutes les lectures au programme. Toutefois, mon enthousiasme se tempère en classe : les étudiant·e·s chipotent, répugnent à lire en anglais, critiquent le féminisme bourgeois (on est encore dans la vague marxiste-léniniste même si elle s’essouffle). Je maintiens donc mon choix de l’Université de Montréal pour le parcours de maîtrise et de doctorat sous la supervision de Nicole Laurin, tout en regardant du coin de l’œil le développement de l’IREF et en participant occasionnellement à des rencontres féministes où l’IREF est présente.
Mon lien avec l’IREF se retissera à partir des années 1990, en deux phases correspondant aux modalités successives de mon intégration à l’UQAM : a) la phase que j’appelle « entre deux chaises », pendant laquelle j’occupais une position périphérique à l’UQAM en tant que chargée du cours Homosexualité et société, que j’ai contribué à créer en 1995, et chercheure associée à l’IREF, tout en demeurant prof de cégep ; et b) mon embauche au département de sexologie en 2009 et la création de la Chaire de recherche sur l’homophobie en 2011 — phase qui correspond à l’institutionnalisation du champ des études LGBTQ+ à l’UQAM.
Sortir les lesbiennes de l’ombre : un combat politique
Parallèlement à mes études doctorales sur les expériences lesbiennes à Montréal entre 1950 et 19722Sur mon parcours comme chercheure/militante en études LGBTQ+, voir Chamberland, 2020. Sur le développement de ce champ d’études, voir le volume 6 numéro 1 de la revue Service social, sous la direction de Michel Dorais, et Higgins, 2013 et 2018., mon militantisme revêtit de plus en plus la forme d’un activisme universitaire au fil de la décennie 1990. Faut-il le rappeler : il n’existait ni mouvement ni études LGBTQ+ à cette époque ! Mes allégeances identitaires allaient indéfectiblement au lesbianisme-féministe, bien que je détricotasse et retricotasse avec ardeur les liens, tantôt fusionnels, tantôt disloqués, entre ces deux pans de ma subjectivité et de mes engagements politiques. Le mouvement lesbien, toutes tendances confondues, s’était affaissé après la riche effervescence des années 1980 (Demczuk et Remiggi, 1998). Mes alliances politiques, par pragmatisme, oscillaient entre la mouvance féministe et le mouvement gai. Dans les deux cas, le combat premier consistait à nommer, rendre visibles, donner force aux lesbiennes et aux perspectives lesbiennes-féministes, ou lesbiennes tout court. À discerner et contrer les pièges de la minorisation. À être de celles qui exigeaient avec fermeté un quota (40 %) de femmes lors de l’inaugural colloque La ville en rose : lesbiennes et gais à Montréal — Histoires, cultures, sociétés, organisé en 1992 par une équipe issue à la fois de l’UQAM et de Concordia. Alors que le mouvement gai mainstream évoluait progressivement vers la mixité, les lesbiennes y étaient bienvenues, à condition de n’être ni trop nombreuses, ni radicales (Chamberland, Lévy, Kamgain, Parvaresh et Bègue, 2018).
Quant au féminisme universitaire, il admettait certes l’indéniable apport théorique et politique des lesbiennes dans le mouvement des femmes, mais la parole vivante des lesbiennes ne s’y faisait guère entendre. Celles-ci étaient le plus souvent omises dans l’énumération des thèmes de colloques et les enjeux les concernant spécifiquement se trouvaient délaissés. Là aussi, des freins inapparents limitaient leur présence, mus sans doute par la crainte d’un « c’est trop lesbienne », c’est-à-dire trop radicales, trop « haïr les hommes », trop porno… comme si le lesbianisme ne pouvait que discréditer le féminisme. Excédée d’être ainsi « escamotée », il m’est arrivé de répondre à des appels à contributions en reprenant quasi textuellement le texte original tout en modifiant le terme « femmes » par celui de « lesbiennes ». Un refus de ma proposition dévoilerait alors trop crûment la mise à l’écart, me disais-je. N’étant guère portée vers la confrontation en face à face, je préférais ruser et exceller. Je recevais néanmoins çà et là des signes d’appréciation de mon travail, notamment à travers des invitations en provenance de l’IREF ou de professeures qui y étaient associées. Bien que déjà en poste, je souhaitais poursuivre des activités universitaires après l’obtention de mon doctorat, tout en étant consciente du poids des obstacles dits structurels (manque d’ouvertures et coupures budgétaires) et de mes propres choix limitatifs (je souhaitais travailler en français, à Montréal). Je me retrouvai donc à cheval entre le collégial3Malgré les efforts de l’Association pour la recherche au collégial, à ce moment-là, les activités de recherche n’étaient pas encore reconnues dans la tâche professorale au collégial sauf pour des recherches liées à l’éducation. et l’universitaire pendant plusieurs années.
Il ne m’appartient pas de faire le bilan de mon enseignement et de mes recherches. Je crois avoir contribué à faire connaître le champ émergent des études gaies et lesbiennes, qui sera rebaptisé queer ou acronymisé, dont la croissance rapide se déroulait surtout dans le monde anglo-saxon. Mon principal mantra théorique consistait à nommer l’hétérosexualité, à démasquer sa prétendue naturalité, à faire connaître les cadres théoriques d’analyse critique qui conceptualisaient l’hétérosexualité, son imposition, sous la forme d’un régime politique ou d’une institution patriarcale, comme partie intégrante des rapports sociaux de sexe, ou rapports de domination des hommes sur les femmes. Je pense ici principalement à Monique Wittig, Colette Guillaumin et Nicole-Claude Mathieu, qui avaient largement inspiré le mouvement des lesbiennes à Montréal dans les années 1980, mais aussi à Adrienne Rich, Gayle Rubin, Diana Fuss, Teresa de Lauretis, Judith Butler, bell hooks, Gloria Anzaldúa, Cherríe Moraga, Makera Silveira, Stevi Jackson, Tamsin Wilton et bien d’autres que je ne peux toutes nommer. En 1999, je définissais le point de vue ou l’espace lesbien comme une « position politique, théorique et épistémologique particulière qui met en cause l’hétérosexualité comme norme absolue et comme référent universel » et qui propose une « critique des catégories sociales liées aux genres et aux sexualités (et à l’érotisme) lesquelles agissent de façon codépendante dans la construction et la reproduction des relations de pouvoir entre les sexes » (Chamberland, 1999, p. 25 et 27). J’insistais par ailleurs sur la pluralité, la mouvance et les débats au sein d’un tel espace afin d’éviter de verser dans l’essentialisme épistémologique.
La critique de l’essentialisme m’apparaît rétrospectivement comme une autre constante de mes activités. Les lesbiennes et les gais se voient attribuer toutes sortes de caractéristiques, le plus souvent négatives, qui leur seraient propres en raison même de leurs préférences sexuelles. Une défense courante contre ce processus d’altérisation réside dans le renversement identitaire, soit le recours à des constructions basculant l’identité vers le positif tout en maintenant l’idée d’un « en soi » identitaire, d’une « vérité » de son désir, dirait Foucault. Or mon travail de thèse m’avait amenée à historiciser les expériences lesbiennes et à contextualiser les pratiques identitaires des diverses générations de lesbiennes, lesquelles divergeaient aussi selon des clivages liés à la classe sociale. Tout en prônant la nécessité psychologique et politique de se dire, de s’autodéfinir, individuellement et collectivement, je ne pouvais que questionner toute prétention à définir LA lesbienne, l’Être lesbienne, le parler, l’agir ou le savoir au NOM des lesbiennes. Lesquelles ? Lesquelles sont ignorées ? De même, quoique plus fréquent chez les gais que chez les lesbiennes, le recours aux explications biologiques de l’origine des désirs pour le « même sexe » m’a toujours fait réagir en tant que féministe. Certes, lorsqu’on se voit sommé de renoncer à ses désirs, car ceux-ci sont présentés par ceux qui les jugent intolérables comme des choix erronés et malléables — auxquels donc on pourrait renoncer —, la réponse immédiate consiste à les fixer, à leur donner un fondement inébranlable. Toutefois, ce type d’explications (génétique, hormonale, etc.) renforçait l’ancrage des catégories de genres et sexualités dans un déterminisme biologique dont les femmes, assignées à leur destin soi-disant naturel, ont tellement payé le prix. Enfin, sur le plan épistémologique, l’introduction de perspectives lesbiennes oblige à des ruptures, notamment avec l’allant de soi de l’hétérosexualité, suscite de nouvelles interrogations, mène à des quêtes empiriques imprévues par les schèmes théoriques hétérosexistes (non seulement sur les expériences lesbiennes, mais aussi sur les normes et les vécus de l’hétérosexualité, et les rapports sociaux qui l’imposent), mais elle ne définit pas pour autant un point de vue unique ni un cadre monopolistique de production du savoir — ne serait qu’en raison de la multiplicité de ces perspectives et de l’hétérogénéité de leur croisement avec divers paradigmes scientifiques et disciplinaires.
Les défis de l’entre-deux
Au cours de cette période, s’étalant sur près de deux décennies, le principal défi était de nature personnelle et pragmatique, soit celui de concilier non seulement deux emplois — au cégep et à l’UQAM — mais surtout deux cultures institutionnelles. La première m’était familière et je bénéficiais de la confiance de mon milieu de travail. J’allais m’initier à la seconde, parfois péniblement. De la jonglerie des contrats et des contraintes administratives de part et d’autre, je ressortais un peu pénalisée, mais quand même à l’aise financièrement et confortable dans mon rôle d’enseignante/chargée de cours. Toutefois, ma double alliance (gais et féministes) est vite apparue impossible à actualiser dans le contexte uqamien, les premiers (je parle de ceux impliqués dans la mise en place des études sur les homosexualités) ignorant les secondes et n’étant pas perçus par elles comme des alliés, pourrais-je dire pour faire court. Par ailleurs, afin de contrecarrer les « fausses nouvelles » ayant circulé à diverses époques quant à l’ouverture de l’IREF à la diversité sexuelle et de genre, je dois préciser ici que la toute première invitation que j’ai reçue à mener une recherche portant sur les lesbiennes âgées m’a été lancée dans le cadre du Protocole UQAM/Relais-femmes de la Service aux collectivités, proche de l’IREF, et que ma première niche à l’UQAM a été l’IREF qui m’a chaleureusement accueillie en tant que professeure associée, un statut qui m’a permis de développer mes propres projets de recherche. Francine Descarries m’a soutenue dans mes premières demandes de fonds à des organismes subventionnaires. Nonobstant les critiques que je pouvais adresser aux études féministes dans mes textes, non seulement les relations étaient cordiales, mais la proximité intellectuelle et politique avec l’IREF me semblait évidente. J’en demeure convaincue : à ce moment-là, je n’aurais pu loger ailleurs à l’UQAM, ni dans aucune autre université francophone au Québec.
L’apprentissage du monde de la recherche universitaire fut laborieux, en particulier pour ce qui est des démarches pour l’obtention de subventions, lesquelles devaient suivre des règles méticuleuses dont je mettais en doute la neutralité. Sur un autre plan, il m’était par moments gênant de nouer des collaborations avec d’autres chercheur·e·s avec lesquel·le·s les affinités disciplinaires et théoriques me paraissaient minimales. Bien que je convinsse de la nécessité de regroupements pour que ce nouveau champ d’études acquière de la visibilité en terrain universitaire, j’avais du mal à en jauger le pour et le contre dans cet univers à la fois collaboratif et compétitif, où au final, c’est le chacun pour soi. Pour ma part, j’ai tiré divers bénéfices de mon insertion dans une équipe de recherche bien financée, malgré la cohésion parfois chancelante sur le plan épistémologique. Quant à mes rapports avec le reste de l’institution uqamienne, mes critiques étaient nombreuses, et ma position atypique et hors des lieux décisionnels me laissait le loisir de les énoncer à voix haute sans trop de conséquences. Bref, ma position mitoyenne, entre le collégial et l’universitaire, comportait des inconvénients, mais elle me fournissait un espace institutionnel, construit autour d’une niche féministe, afin de poursuivre des activités de recherche et d’enseignement qui me captivaient et dont j’estimais les retombées profitables pour les femmes et pour les lesbiennes.
L’intégration universitaire
La conjoncture s’est avérée favorable. C’est là un point important à relever car, bien que vivement critiquée en sciences humaines, l’idéologie méritocratique rayonne néanmoins dans le monde universitaire. Mes succès dans l’obtention de subventions de recherche (découlant pour partie du caractère novateur de mes projets, pour partie des longues heures de travail estival), les alliances avec l’IREF de même qu’avec l’équipe Sexualités, vulnérabilités et résilience, alors dirigée par Danielle Julien4Je souligne ici le mentorat et le soutien constant de Danielle Julien (psychologie, UQAM) à mon égard, ce qui a été décisif dans ma trajectoire professionnelle comme chercheure et pour la mise en place de la Chaire de recherche sur l’homophobie., les appuis externes des organismes communautaires et syndicaux mobilisés pour l’obtention d’une politique nationale et d’un plan gouvernemental de lutte contre l’homophobie (et la transphobie, ajoutée dans le titre du second plan de lutte, 2017-2022), autant de facteurs dont la combinaison a facilité l’ouverture d’un poste en diversité sexuelle, mon embauche à l’UQAM en 2009, puis la mise en place de la Chaire de recherche sur l’homophobie quelque deux ans plus tard. L’heure de la reconnaissance institutionnelle avait sonné et inaugurait pour moi une nouvelle ambition, celle de développer le champ des études LGBTQ+ (pour reprendre le sigle actuel) dans le cadre de partenariats collaboratifs. Je me sentais à ma place, prête à relever ce défi, possédant la volonté, les capacités, la confiance en moi et la confiance des autres en moi. Les liens de coopération avec l’IREF se sont maintenus sous des formes différentes, notamment à travers la présence continue de sa directrice au sein du Comité de direction de la chaire et ma présence au Conseil de l’IREF pendant quelque temps. Seul élément bancal : mon insertion statutaire au Département de sexologie, jusque-là idéologiquement hétéronormatif et peu féministe, ce qui me semblait le prix à payer pour le gain principal, soit la possibilité de développer un champ d’études et d’enseignement sur les sexualités, progressiste et multidisciplinaire, comparable à ce qui se faisait déjà depuis quelques années dans les universités anglo-saxonnes montréalaises. Précisons-le : ce département a changé depuis, et les programmes aux différents cycles ont connu un renouvellement en profondeur.
Les défis de la carrière universitaire
Portée par ma nouvelle aspiration, à la fois énergisée et quelque peu aveuglée, j’ai été confrontée, au fil des ans, à une difficulté importante, qui irait en s’accentuant et dont j’avais initialement sous-estimé les impacts, soit celle d’entamer une carrière proprement universitaire à un âge où la majorité de mes collègues songent à planifier leur retraite. Ce qui voulait dire : me tailler une place dans un nouvel environnement organisationnel, m’initier à de nouvelles tâches et responsabilités tout en m’affichant comme experte en tout puisque j’étais désormais prof d’université, affronter la compétitivité, ouverte ou souterraine, au sein du monde universitaire, ne pas me laisser atteindre par les messages subtils, mais nombreux, de l’âgisme ambiant, persister malgré les effets réels et de plus en plus prononcés du vieillissement. Dans l’enseignement, l’écart générationnel avec les étudiant·e·s est incontournable, donc prévisible, et il s’accentue avec l’avancement dans la carrière. Je n’avais pas anticipé qu’il en irait de même pour les milieux militants, avec lesquels les connivences initiales se sont progressivement étiolées, ou du moins fragilisées, pour une série de raisons tenant du renouvellement du personnel militant, mais surtout des transformations de l’activisme LGBTQ+.
Avec le déplacement des alliances, militantes et universitaires, l’obtention de financements de recherche et mon insertion statutaire à l’UQAM, ma volonté initiale, soit de faire valoir les perspectives lesbiennes au sein du féminisme, a bifurqué vers des intérêts de recherche centrés sur les discriminations sociales envers les minorités sexuelles et éventuellement de genre, principalement en milieux de travail, en milieux scolaires, dans les services sociaux et de de santé. Dans mes propres travaux, j’ai toujours maintenu l’accent sur les contextes institutionnels afin d’identifier quelques-uns des mécanismes sociaux et organisationnels qui reproduisent l’hétérosexisme et l’hétéronormativité. Outre son ancrage dans ma discipline de formation, la sociologie, cette insistance sur les institutions visait à contrebalancer l’influence de l’idéologie libérale qui réduit l’homophobie, et ses déclinaisons de la famille des LGBTQ-phobies, à des questions d’attitudes individuelles que l’on peut modifier à travers l’éducation, la sensibilisation, la formation. J’ai aussi continué de donner une visibilité aux lesbiennes dans mes études empiriques. Cependant, mes ambitions théoriques se sont progressivement estompées en raison de multiples facteurs de divers ordres. En premier lieu, mes efforts conscients se sont concentrés sur l’implantation du champ de recherches et d’études LGBTQ+ à travers la mise en place de la Chaire, ce qui impliquait un déplacement de mes énergies, forcément limitées, vers des activités favorisant la croissance du champ, sa visibilité et sa reconnaissance institutionnelle. S’ajoutent à cette explication principale l’accaparement par les tâches professorales et administratives, le désintérêt croissant envers les perspectives lesbiennes-féministes dans le militantisme LGBTQ+ et la complexification des enjeux théoriques et épistémologiques à la fois dans les études sur le genre (dont le parti pris féministe n’est pas acquis) et celles sur les sexualités.
Queer et féminisme en tension
Lorsque j’occupais une position atypique dans l’université et dans la foulée de mes études doctorales, je maintenais une vie intellectuelle intense qui se nourrissait des écrits dans le champ des études queer, dominé par les revues et maisons d’édition états-uniennes. Les débats, par moments tendus, entre les perspectives queer et les perspectives lesbiennes-féministes m’apparaissaient des plus stimulants, quoique très américano-centrés et largement ignorants des langues autres que l’anglais, des réalités non métropolitaines en général ou de territoires culturellement ou linguistiquement différents comme le Québec. D’où l’intérêt que j’ai cultivé pour le monde hispanophone (Espagne, Amérique Latine) afin de contrebalancer cette hégémonie. Au cours de mes lectures, je m’impatientais contre les clivages trop rigides, par exemple entre les positions prosexe et anti-sexe, qui ne pouvaient que conduire à des culs de sacs réducteurs et diviseurs pour le mouvement féministe. Parcourant les recherches, je déplorais les écarts entre, d’un côté, les théorisations peu soucieuses d’empirisme et de l’autre, les travaux empiriques sur les discriminations vécues au quotidien, souvent pauvres conceptuellement ou comportant des biais androcentriques et présumant d’une symétrie entre gais et lesbiennes qui faisait fi des rapports sociaux de sexe. Je regrettais la quasi-absence de la francophonie, et surtout de la pensée féministe matérialiste qui m’avait tant nourrie, dans les réflexions s’efforçant d’articuler les hiérarchies autour du genre et des sexualités, de conjuguer lesbianisme et féminisme, de penser simultanément la reproduction des rapports de domination et le renversement de l’ordre social. De telles frustrations révélaient une passion encore vive pour les questions théoriques.
Ironiquement, une fois en poste, le temps s’est mis à me manquer pour m’attaquer à des lectures exigeant une attention intense, pour assister à des panels aux titres captivants, mais à l’horaire indu par rapport à mes nombreuses contraintes personnelles et professionnelles. Le rythme effréné du travail universitaire, en partie imposé, en partie souhaité et consciemment assumé dans mon cas, car je ne disposais pas de 25 ans devant moi pour atteindre mon objectif de valorisation et de diffusion des recherches LGBTQ+, m’a conduite, trop souvent, à mettre de côté la réflexion proprement théorique. Il faut ajouter que les productions académiques se sont multipliées et que le champ des études queer est devenu si prolifique qu’il s’avérait désormais impossible d’en suivre le cours. Par ailleurs, je disposais de peu d’interlocutrices·eurs avec qui échanger, à l’exception de quelques anciennes amitiés. Peu de personnes en milieu universitaire francophone connaissent et prennent en compte l’histoire et l’évolution des idées queer depuis l’émergence de ce champ dans les années 1970, en raison du manque de transmission systématique et exhaustive (comparativement, par exemple, à l’enseignement de la pensée féministe pour lequel existent en français des synthèses généalogiques, des relectures, etc.), d’où des visions souvent réductrices ou des redites qui se présentent sous de nouveaux atours, du moins à mes yeux. Je ressens parfois une lassitude intellectuelle, par exemple, lorsque je vois se multiplier les dérivés phobiques (acéphobie, anbyphobie et intersexophobie, en référence respectivement aux personnes asexuelles, non binaires et intersexuées), alors que la controverse autour de cette explication pseudo-pathologique de l’intolérance remonte aux années 1970 et que Barry Adam a proposé dès 1998 une excellente synthèse des critiques adressées au concept d’homophobie. De même, la critique de la pensée essentialiste est parfois introduite comme très innovatrice alors que le débat essentialisme/constructivisme faisait déjà rage dans les premières rencontres internationales des années 1980 en études gaies et lesbiennes (Altman, 1989 ; Chamberland, 1997). L’absence de profondeur historique dans les versions contemporaines de ces débats les appauvrit et entraîne un certain désintérêt de ma part.
Dans le champ des études sur les sexualités, les perspectives lesbiennes-féministes ont perdu la cote, faisant place à des théorisations queer centrées sur les sexualités, alors que le concept de genre est rabattu sur l’individu (laissant les rapports sociaux dans l’ombre). L’asymétrie des catégories hommes/femmes est omise avec la mise en lumière de la seule binarité comme étant problématique. La multiplication des identifications et des expressions individuelles de genre est censée faire éclater cette binarité et mettre fin aux inégalités sociales, lesquelles seraient principalement attribuables au système catégoriel discursif. Celui-ci constitue assurément une cible stratégique et sa déconstruction une lutte de longue haleine ! Mais, permettez-moi d’émettre des doutes sur les effets politiques censés découler d’un tel foisonnement identitaire (lequel devrait par ailleurs retenir le regard sociologique quant aux transformations des subjectivités individuelles de même qu’aux changements dans les représentations des rôles de genre).
Par ailleurs, les enjeux théoriques se complexifient avec la mise en application des perspectives intersectionnelles qui font de plus en plus consensus nominalement tout en se déployant dans des cadres épistémologiques, politiques et méthodologiques divergents (voir entre autres Bilge, 2009 et 2015 ; McCall, 2005 ; Poiret, 2005). On ne peut nier que dans les faits, l’accès aux rares places universitaires par des individus provenant de groupes multiminorisés demeure nettement insuffisant, tout comme la présence ouvertement lesbienne au sein du corps professoral. Sur les plans politique et communautaire, j’observe la remontée d’un certain essentialisme identitaire avec la multiplication des identités présentées comme autant d’« en soi », même si on glorifie, par ailleurs, la fluidité identitaire, des identités symbolisées par autant de drapeaux (gai, trans, bi, agenre, etc.)5On en dénombre jusqu’à 28 en googlant, tous de source états-unienne évidemment. Cette multiplication étonne d’autant plus qu’elle s’observe parallèlement à la dénonciation croissante de l’homonationalisme ou nationalisme sexuel.. L’allongement de l’acronyme permet d’englober dans un regard queer tout ce qui sort de l’hétéronorme, mais crée une unité théorique et politique souvent factice. Par ailleurs, les attentes immédiates du mouvement communautaire LGBTQ+ envers les recherches se ramènent, dans bien des cas, à étayer les constats concernant les nombreux besoins de soutien et de sensibilisation, en vue d’assurer sa propre consolidation. Et on ne saurait lui en faire reproche. Les lesbiennes y demeurent marginalisées à la fois dans le mouvement des femmes et dans le mouvement LGBTQ+, et au sein de ce dernier, le féminisme fait parfois l’objet de critiques avancées au nom de la lutte contre la binarité, mais teintées d’antiféminisme.
Quoi qu’il en soit, mon propos ici n’est pas de prendre position, mais d’exprimer un certain désenchantement : manque de temps, d’espaces propices et d’interlocutrices.eurs pour des réflexions approfondies, sentiment de ne plus avoir de prise sur les débats de l’heure, d’un trop grand décalage entre les formes de contestations actuelles des normes sexuelles et genrées et mes propres convictions. La tentation est forte d’expliquer ces décalages par mon seul vieillissement (« je suis dépassée ») plutôt que de porter un regard plus objectivant sur l’évolution des conditions sociales et politiques dans lesquelles je me retrouve. Cette promenade rétrospective évoquant des bribes de mes relations avec l’IREF se colore évidemment de mon repli actuel face à la conjoncture politique et intellectuelle. La (ré)conciliation des deux champs, études féministes et études LGBTQ+, est sans doute un processus sans fin, mais j’aurais aimé que le dialogue soit plus soutenu, plus collectivisé.
Je remercie l’IREF d’avoir rendu possible une trajectoire singulière comme la mienne. Parallèlement à la fierté ressentie d’avoir contribué à encourager et légitimer le champ des études LGBTQ+, j’éprouve aussi le regret d’avoir trop laissé dans l’ombre les lesbiennes, leur histoire complexe, leur apport au féminisme et aux autres luttes collectives. Lorsque je les ai mises en lumière, c’était souvent dans le cadre d’activités organisées ou appuyées par l’IREF. Je m’attendais à ce que d’autres s’y intéressent une fois que le champ serait davantage institutionnalisé vu la centralité de leur position sociale à l’entrecroisement du sexisme et de l’hétérosexisme (sans compter les autres rapports producteurs d’inégalités). Mais les lesbiennes, aujourd’hui comme hier, n’échappent pas à la minorisation, que ce soit comme femmes ou en raison de leur refus de l’hétérosexualité.
Notes de bas de page
- 1Coautrices de L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles (1982) avec Micheline Dumont et Michèle Stanton sous l’appellation de Collectif Clio. Toutes deux ont ensuite mené une impressionnante carrière comme gestionnaires de grandes institutions.
- 2Sur mon parcours comme chercheure/militante en études LGBTQ+, voir Chamberland, 2020. Sur le développement de ce champ d’études, voir le volume 6 numéro 1 de la revue Service social, sous la direction de Michel Dorais, et Higgins, 2013 et 2018.
- 3Malgré les efforts de l’Association pour la recherche au collégial, à ce moment-là, les activités de recherche n’étaient pas encore reconnues dans la tâche professorale au collégial sauf pour des recherches liées à l’éducation.
- 4Je souligne ici le mentorat et le soutien constant de Danielle Julien (psychologie, UQAM) à mon égard, ce qui a été décisif dans ma trajectoire professionnelle comme chercheure et pour la mise en place de la Chaire de recherche sur l’homophobie.
- 5On en dénombre jusqu’à 28 en googlant, tous de source états-unienne évidemment. Cette multiplication étonne d’autant plus qu’elle s’observe parallèlement à la dénonciation croissante de l’homonationalisme ou nationalisme sexuel.
Bibliographie
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Chamberland, Line, Lévy, Joseph Josy, Kamgain, Olivia, Parvaresh, Pirayeh et Madeleine Bègue (2018), « L’accès à l’égalité des personnes LGBT. Enjeux, luttes et alliances », dans Francine Saillant et Eve Lamoureux (dir.), InterReconnaissance. La mémoire des droits dans le milieu communautaire au Québec, Presses de l’Université Laval, 49 -77.
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Cahier IREF
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