Le défi et le plaisir d’être une féministe en biologie à l’UQAM
Je suis devenue biologiste et féministe en même temps. Ma mère, née en 1908, était une féministe comme sa propre mère, et je les trouvais donc drôles. Ma mère était artiste-peintre, mais elle n’a jamais reçu de reconnaissance pour ses toiles et, au mieux, elle complétait le salaire de son mari en donnant des cours privés de peinture. Je ne comprenais pas pourquoi elle faisait si souvent des colères contre la communauté artistique1Pour une description du vécu frustrant des femmes-artistes de l’époque, voir La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette (Montréal : Marchand de Feuilles, 2015).. Et je n’écoutais pas ses propos sur le sexisme pendant mes vingt premières années.
La Sirène, de Pauline Stiriss (Messing)
Heureusement, en 1963, nouvellement graduée de Harvard University à Boston, je cherchais quelque chose à lire pendant que j’allaitais mon fils. J’ai choisi au hasard La femme mystifiée2Betty Friedan, The Feminine Mystique (New York: WW Norton, 1963)., un livre à succès qui venait de sortir. L’auteure, féministe, y rapportait les résultats d’un sondage effectué chez les récipiendaires d’un baccalauréat du Smith College, une institution très réputée pour l’éducation des femmes. Ce sondage révélait une grande tristesse et une déception chez ces femmes, à cause de l’incompatibilité entre leurs ambitions et la vie de ménagère pourtant menée par la plupart. Elle l’a appelé « Le problème qui n’a pas de nom », et elle a co-fondé la National Organization for Women, afin de promouvoir les droits des Américaines.
Dans ce livre, j’ai trouvé un écho à ma situation de jeune ménagère et j’ai lu avec intérêt son analyse des déficiences dans l’éducation des filles. Je fus frappée par une section en particulier, où l’auteure décrivait comment les filles étaient incitées à craindre l’étude des sciences naturelles. Cela m’a fâchée de me faire dire que j’avais peur de quelque chose, même si c’était vrai. J’ai commencé à suivre des cours en sciences, ralentie quelque peu par ma situation de mère monoparentale de deux fils, pour finir avec un doctorat de l’Université McGill dans la nouvelle science de la génétique moléculaire, en 1975. En même temps, j’ai développé, à mes heures, un certain intérêt pour la biologie des femmes, et j’ai même participé, comme chargée de cours, à un cours pluridisciplinaire sur les femmes, mis sur pied par des professeures féministes à l’UQAM.
J’aurais pu avoir une certaine difficulté à trouver un poste en sciences, à cause de mon sexe, mais l’UQAM n’était âgée que de six ans et on n’était peut-être pas trop regardant. J’étais même la deuxième femme (après Donna Mergler) à être engagée en sciences biologiques. Au début, on m’a avertie de ne pas trop me tenir avec Donna, probablement parce que deux femmes, deux anglophones en plus, c’était trop. Cela a donc pris un certain temps avant qu’on ne s’allie.
En 1978, nous avons été toutes les deux convoquées à une réunion au département de sexologie, à l’époque bizarrement composé exclusivement d’hommes. Ces messieurs avaient décidé que ce serait payant de mettre sur pied un programme d’études sur les femmes, et ils y ont inscrit et décrit un ensemble de cours dont plusieurs ne relevaient pas de leurs champs de compétence. Ils nous ont donc invitées, avec feue la sociologue Nicole Laurin, les historiennes Nadia Eid et Marie Lavigne, et l’économiste Ruth Rose, à enseigner dans le cadre de leur programme. Je pense que nous étions toutes un peu rebutées, mais c’est Nicole Laurin qui a fait preuve des réflexes féministes les plus aiguisés : elle s’est immédiatement levée en disant, de sa voix vibrante, « Je suis blessée dans mon orgueil de femme! » Nous l’avons suivie dans le couloir, où nous avons immédiatement commencé à jeter les bases du Groupe interdisciplinaire d’études sur la condition des femmes (GIERF), qui allait un jour devenir l’IREF.
Après délibération, le GIERF a constitué une banque de cours, à laquelle Donna et moi avons proposé d’ajouter « Biologie et condition féminine ». Faire accepter ce cours par notre département et le maintenir a pris plusieurs batailles, pour lesquelles Donna et moi nous sommes alliées de plus en plus étroitement. C’est pendant une assemblée départementale que notre alliance a dépassé le seuil de tolérance de nos collègues. Suite à une remarque sur les caractéristiques personnelles d’une chargée de cours, Donna a proposé un vote de blâme pour sexisme. Même si elle a fait la proposition à la blague, nos collègues se sont immédiatement levés comme un seul homme, nous criant à tue-tête. Je me souviens d’avoir eu peur, Donna mesure à peine cinq pieds et je ne suis pas beaucoup plus grande. Nous avons dû nous réfugier dans le bureau de Donna, heureusement juste en face de la porte de l’assemblée. J’ai dû pousser fort pour fermer la porte derrière nous.
Avec l’appui de l’administration de l’UQAM, nous avons réussi à maintenir le cours et, à force de le donner, j’ai appris de plus en plus sur la biologie des femmes. Surtout, sur ce qu’on ne savait pas sur la biologie des femmes. C’est à ce moment que la relative jeunesse et la souplesse de l’institution me sont venues en aide. Le Service aux collectivités avait mis sur pieds une entente formelle entre l’UQAM et un consortium de groupes de femmes, et une autre avec trois centrales syndicales. Ces ententes, impliquant une allocation de certaines ressources, constituent une particularité de l’UQAM et facilitent des échanges de connaissances entre chercheurs.euses et intervenant.e.s, extrêmement enrichissantes pour la recherche. Avec des étudiantes très tolérantes et travaillantes, Ana María Seifert, Micheline Cyr, Claire Marien, Jacqueline Robillard et France Tissot, et poussée par les comités de condition féminine de certains syndicats, j’ai glissé de l’étude des champignons pathogènes vers des recherches en radioprotection des travailleurs et des travailleuses, pour aboutir, au bout d’une douzaine d’années, à des recherches-interventions sur la santé des femmes au travail3Pour la description du sexisme en sciences de la santé au travail, voir Karen Messing, La santé des travailleuses : La science est-elle aveugle? (Montréal : Éditions du remue-ménage, 2000). Pour l’histoire plus personnel de ma transition vers une science féministe, voir Karen Messing, Les souffrances invisibles : Pour une science du travail qui écoute les gens (Montréal : Écosociété, 2016), chapitres 1 et 2 et Karen Messing (titre provisoire) The Second Body : Biology, Gender and the Workplace (Toronto : Between the lines, à paraître en 2021), Préface et chapitre 12.. C’est à cette époque que nous avons mis sur pied le centre de recherche CINBIOSE, spécialisé dans l’étude de la santé environnementale et la santé au travail.
Pendant les années 1990 et 2000, nous avons pu établir une collaboration avec les centrales syndicales, appelée L’invisible qui fait mal. Une équipe de recherche dirigée par Marie Laberge de l’Université de Montréal est présentement à analyser les obstacles et les leviers à la prise en compte du genre en milieu de travail, en se servant de nos expériences, entre autres. Sans présumer des résultats de l’analyse approfondie,4Laberge M, Luong-Blanchette, V., Blanchard, A., Sultan-Taiëb, H, Riel, J, Lederer, V., Saint-Charles J., Chatigny C., Lefrançois, M, Webb J, Major ME, Vaillancourt C., Messing, K. 2020. Impacts of considering sex and gender during intervention studies in occupational health: Researchers’ perspectives. Applied Ergonomics vol. 85, May 2020. doi: 10.1016/j.apergo.2019.102960. Epub 2019 Oct 7. je peux nommer trois obstacles majeurs. Le premier, et le plus important à mon avis, est l’opposition vécue par les femmes, entre les visées d’égalité professionnelle et de santé au travail. Puisque les emplois, les conditions et les postes de travail dans la plupart des emplois ont été conçus en fonction du corps et du rôle social des hommes (cis-, européens) qui les ont occupés au départ, ils sont mal adaptés à un grand nombre de femmes. Mais, toute tentative des femmes à faire ajuster les postes à leur taille, les horaires à leur rôle familial, ou les techniques de travail à leur façon de faire, est perçue comme un manque de qualification de leur part, et risque de nuire à leur intégration. Or en l’absence de ses ajustements, elles risquent des problèmes musculo-squelettiques et des atteintes psychologiques qui seront attribués, à tort, à la légendaire faiblesse des femmes.
Le deuxième obstacle bloque la solution au premier. C’est qu’il est pratiquement tabou de parler du genre et du sexe dans le milieu de travail. De peur de réveiller le chat qui dort, des employeurs m’ont explicitement défendu de parler de la différence de type de force physique selon le sexe, ou encore de la conciliation travail-famille. Une de mes collègues a été menacée de perdre un accès à un terrain de recherche parce qu’elle a explicitement mentionné que son projet pouvait aider les femmes, entre autres, ce qui a provoqué une réaction violente chez les personnes présentes. Même en milieu syndical, soulever une question relevant des rapports sociaux de sexe est extrêmement difficile, les discussions virant rapidement vers le personnel, où des phrases comme, « Ma femme, elle, préfère faire le lavage », remplacent la considération des enjeux syndicaux à proprement parler.
Le troisième obstacle est peut-être le plus difficile à supporter, pour une chercheure. Il s’agit de l’absence d’intérêt pour les problèmes de santé des femmes au travail, tant de la part des intervenant.e.s que du côté des chercheurs.euses. En général, les emplois des femmes sont perçus comme sécuritaires, donc les maux de dos et de jambes des caissières qui travaillent debout ne sont pas pris au sérieux, pas plus que les épicondylites des trieuses de courrier 5Antle D, Vézina N, Messing K. Côté J. 2013. Development of discomfort and vascular and muscular changes during a prolonged standing task. Occupational Ergonomics 11(1):21-33,6Courville, J., Vézina, N. et Messing, K. 1992. Analyse des facteurs ergonomiques pouvant entraîner l’exclusion des femmes du tri des colis postaux. Le travail humain 55:119-134.. Et les recherches en toxicité des métaux et solvants7Mergler D. Neurotoxic exposures and effects: gender and sex matter! Hänninen Lecture 2011.Neurotoxicology. 2012 Aug;33(4):644-51. doi: 10.1016/j.neuro.2012.05.009. et en cancers professionnels8Betansedi, C.O., Vaca Vasquez, P., Counil, E. 2018. A comprehensive approach of the gender bias in occupational cancer epidemiology: A systematic review of lung cancer studies (2003-2014). American Journal of Industrial Medicine 61(5):372-382. excluent les femmes ou ne tiennent pas compte de leur physiologie. Dans mon domaine d’ergonomie, on peut déplorer l’absence de connaissances sur les spécificités des femmes, combinée à une certaine pudeur qui exclut, par exemple, l’étude des implications de la grosseur des seins au regard des techniques enseignées pour déplacer des charges, ou encore l’étude des conditions de travail qui accentuent les douleurs menstruelles ou l’incontinence.
Pour ce qui concerne les leviers à la prise en compte du genre en milieu de travail, afin de surmonter ces obstacles, je les vois surtout comme des dispositifs qui favorisent la solidarité entre femmes et qui nous permettent d’avancer ensemble. C’est ainsi que les institutions comme l’IREF prennent leur importance, ainsi que des collaborations comme l’Invisible qui fait mal. Donna et moi avons construit, avec d’autres femmes, le centre de recherche CINBIOSE qui a survécu à moult tentatives de destruction depuis une trentaine d’années et dont 89% des membres régulières sont des femmes.
Autre exemple de solidarité féminine forte et victorieuse, la reconnaissance du droit au retrait préventif des femmes enceintes. Établi en 1978 dans la Loi de la santé et de la sécurité du travail suite à des pressions de féministes, l’article 40 prévoit que la femme enceinte dont le milieu de travail comporte des dangers pour son fœtus ou pour elle-même en raison de sa grossesse, peut avoir accès à une modification de tâche ou une réaffectation ou, sinon, à un retrait rémunéré. Le danger peut être un risque d’infection, une exposition à des postures de travail qui compromettent le système cardiovasculaire, ou une exposition chimique, par exemple. Depuis ses débuts, cette possibilité de retrait préventif est régulièrement contestée par le patronat. Et, à chaque fois que cela arrive, une coalition de femmes de tous milieux se constitue et force le patronat à reculer. Syndicalistes, groupes populaires, intervenantes en santé se lèvent. Ces victoires sont inspirantes, et témoignent de l’importance, pour les travailleuses, de pouvoir affirmer collectivement que le fait d’être biologiquement femme ne doit pas diminuer le droit de travailler en santé, ni le droit à une rémunération correcte.
Notes de bas de page
- 1Pour une description du vécu frustrant des femmes-artistes de l’époque, voir La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette (Montréal : Marchand de Feuilles, 2015).
- 2Betty Friedan, The Feminine Mystique (New York: WW Norton, 1963).
- 3Pour la description du sexisme en sciences de la santé au travail, voir Karen Messing, La santé des travailleuses : La science est-elle aveugle? (Montréal : Éditions du remue-ménage, 2000). Pour l’histoire plus personnel de ma transition vers une science féministe, voir Karen Messing, Les souffrances invisibles : Pour une science du travail qui écoute les gens (Montréal : Écosociété, 2016), chapitres 1 et 2 et Karen Messing (titre provisoire) The Second Body : Biology, Gender and the Workplace (Toronto : Between the lines, à paraître en 2021), Préface et chapitre 12.
- 4Laberge M, Luong-Blanchette, V., Blanchard, A., Sultan-Taiëb, H, Riel, J, Lederer, V., Saint-Charles J., Chatigny C., Lefrançois, M, Webb J, Major ME, Vaillancourt C., Messing, K. 2020. Impacts of considering sex and gender during intervention studies in occupational health: Researchers’ perspectives. Applied Ergonomics vol. 85, May 2020. doi: 10.1016/j.apergo.2019.102960. Epub 2019 Oct 7.
- 5Antle D, Vézina N, Messing K. Côté J. 2013. Development of discomfort and vascular and muscular changes during a prolonged standing task. Occupational Ergonomics 11(1):21-33
- 6Courville, J., Vézina, N. et Messing, K. 1992. Analyse des facteurs ergonomiques pouvant entraîner l’exclusion des femmes du tri des colis postaux. Le travail humain 55:119-134.
- 7Mergler D. Neurotoxic exposures and effects: gender and sex matter! Hänninen Lecture 2011.Neurotoxicology. 2012 Aug;33(4):644-51. doi: 10.1016/j.neuro.2012.05.009.
- 8Betansedi, C.O., Vaca Vasquez, P., Counil, E. 2018. A comprehensive approach of the gender bias in occupational cancer epidemiology: A systematic review of lung cancer studies (2003-2014). American Journal of Industrial Medicine 61(5):372-382.
Cahier IREF
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