La rencontre des idées et des pratiques
Le thème de la rencontre des idées et des pratiques amène à faire valoir le rôle pionnier de l’UQAM et de l’IREF dans le champ spécifique des collaborations partenariales entre chercheures et groupes féministes. C’est ce que je me propose de faire ici à l’aide de quelques jalons historiques.
Depuis plus de 40 ans, (GIERF 1976 ; IREF 1990), l’IREF est un cadre institutionnel qui soutient la rencontre des idées et des pratiques. Ses origines sont soudées à cette idée de rencontre entre différents milieux et différentes pratiques du féminisme.
Cette rencontre s’est traduite notamment :
- par des liens soutenus avec les groupes de femmes et le combat féministe;
- par une volonté de maintenir une proximité et une confiance extra muros tout en développant les études féministes, à différentes échelles;
- par la reconnaissance d’une pluralité de savoirs issus tant des milieux de pratique que des milieux universitaires.
Cette rencontre s’est organisée de manière caractéristique à l’UQAM autour d’un partenariat entre le Service aux collectivités, l’IREF et Relais-femmes, qui est géré par le Comité conjoint du Protocole UQAM/Relais-femmes, où siègent depuis 1982 des représentantes de Relais-femmes, du Service aux collectivités et de l’IREF. Ce triptyque d’instances aux ancrages différents a entretenu des liens de complémentarité et de solidarité qui ont fait en sorte que, au-delà des individus qui passent et des circonstances qui changent, la collaboration tripartite perdure, et ce malgré les secousses de légitimité scientifique et financière qui ont affecté le développement de nos organisations respectives. Cette durée dans le temps revêt pour moi une grande importance dans le développement des études féministes. Les connaissances situées qui y ont été produites au fil des années ont contribué à des renouvèlements dans les pratiques collectives des groupes et dans les conditions concrètes d’existence des femmes, et des hommes. Elles ont aussi fortement influencé les débats disciplinaires et épistémologiques, les réflexions critiques sur la recherche partenariale, le financement de la recherche, sans compter qu’elles ont enrichi l’offre de cours et favorisé la relève étudiante, en lui donnant des occasions concrètes de se former à la recherche partenariale et à expérimenter un engagement citoyen sur des terrains collectifs.
Au fil du temps, cette collaboration tripartite a évolué et pris diverses formes. Il y a eu l’effervescence des débuts, les décennies 1970 et 1980 fortement marquées par des activités de formation adaptées aux besoins des groupes réclamant de nouvelles connaissances historiques, économiques, politiques, juridiques, sociologiques ou encore linguistiques pour faire avancer les droits des femmes et leur place dans la société. Ce sont des féministes du GIERF, jeunes professeures à l’époque, (Évelyne Tardy, Jacqueline Lamothe, Ruth Rose, Christine Corbeil, Nancy Guberman, Francine Descarries. Micheline de Sève, Karen Messing, Louise Vandelac…) qui ont répondu à l’appel. Certaines ont développé des collaborations avec des groupes de femmes avant même que ne soit formalisé le Protocole UQAM/Relais-femmes en 1982. En lien avec le développement de l’UQAM, les années 1990-2000 suivent le vent de développement de la recherche, mais elles se démarquent du mainstreaming par une épistémologie critique où recherche et création se vivent le plus souvent dans le projet de rapports égalitaires, et d’une collaboration tournée vers le changement social. Ces années de recherches-actions féministes ont évolué à l’aune d’un modèle de démocratisation des connaissances et de leur production développé de manière originale par le Service aux collectivités. Ce modèle est aujourd’hui une source d’inspiration ailleurs au Québec, au Canada et dans la francophonie internationale. En témoignent notamment son intégration au sein du Réseau québécois en études féministes (RéQEF) qui a vu le jour en 2011 et le projet mené par Relais-femmes (2017-2020) et le Service aux collectivités de l’UQAM pour initier le développement de nouvelles alliances ailleurs dans le réseau universitaire québécois, en commençant par l’Université de Sherbrooke et l’Université Laval.
Ce modèle a ceci de particulier qu’il part des besoins et pratiques des groupes féministes et les projets, accompagnés par une professionnelle du Service aux collectivités, se mènent en étroite collaboration selon une approche de coconstruction entre chercheures et groupes de femmes. La coconstruction des projets de recherche constitue l’ADN du modèle dès lors qu’il ne s’agit pas seulement de mener des projets de recherche en réponse aux besoins du milieu, mais aussi en apprenant des unes et des autres. Plusieurs mécanismes institutionnels fondés sur la parité de représentation ou l’équité entre chercheurs-es et groupes sont mobilisés pour soutenir la rencontre entre les partenaires universitaires et communautaires de cultures organisationnelles différentes.
Déjà en 1993, dans un Avis demandé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), les auteures du Rapport recommandent la reproduction du modèle du Protocole UQAM/Relais-femmes pour faciliter, à travers le Canada, l’accès des groupes de femmes aux ressources universitaires et favoriser le contact des chercheures avec la pratique et les champs d’action sociale développés par ces groupes. Sept années après cet Avis, en 2000, l’UQAM obtenait avec Relais-femmes une importante subvention d’infrastructure partenariale dès le premier concours du programme des Alliances de recherches universités-communautés (ARUCS) du CRSH. Francine Descarries, auteure de cette demande avec Lucie Bélanger de Relais-femmes et moi-même, a été la première chercheure de l’IREF à se lancer dans ce type d’entreprise, frayant ainsi le chemin à la réussite d’autres demandes d’infrastructures qui soutiendront le développement des études féministes à l’UQAM, mais aussi à l’échelle du Québec, avec le Réseau québécois en études féministes.
La reconnaissance externe par des financements conséquents a permis de très nombreuses activités de mobilisation des connaissances théoriques et pratiques, certaines très inventives. Qu’il suffise de mentionner le fameux séminaire réalisé dans l’autobus menant à New-York pour la Marche mondiale des femmes de l’an 2000. Assises dans un autobus loué pour l’occasion, une cinquantaine de chercheures, d’étudiantes et de militantes des groupes, sous la bannière « 2000 bonnes raisons de penser ! » (en écho au slogan officiel de la Marche 2000 bonnes raisons de marcher !) ont chaudement débattu des défis des rapports de sexes, nouvellement traversés par les approches intersectionnelles. Ces approches deviendront centrales dans les développements subséquents.
Nombreux rassemblements, en des lieux et formes variés, (colloques, recherches, publications…), se sont arrimés à des événements publics afin de sensibiliser plus largement la société québécoise et les gouvernements aux enjeux des rapports de sexe. Qu’il suffise de mentionner les grandes manifestations du 50e anniversaire du droit de vote des femmes au Québec en 1990 qui ont permis de documenter la longue lutte qui a été nécessaire pour obtenir ce droit fondamental; le colloque de 1992, Les bâtisseuses de la Cité organisé à l’occasion du 350e anniversaire de Montréal avec l’objectif de sortir de l’oubli la petite et la grande histoire de ces femmes et de revendiquer pour Jeanne Mance un statut de co-fondatrice de Montréal avec Paul Chomedey-de-Maisonneuve : sous ce même titre les Actes de ce colloque seront publiés et seront suivis par la publication de Ces femmes qui ont bâti Montréal qui tisse en 350 chroniques une chaîne historique de la présence des femmes à Montréal; et, enfin, la 4e Conférence des Nations unies sur les femmes de Beijing en 1995 dans la foulée de laquelle a émergé la mise en forme d’un outil, l’analyse différenciée selon les sexes, pour mesurer l’impact des politiques gouvernementales sur les femmes et sur les hommes. On s’en voudrait de ne pas mentionner, l’immense succès des activités reliées aux 20 ans de la tuerie de Polytechnique en décembre 2009 où étaient proposées des réflexions sur le sens politique de cet attentat, ses représentations dans les médias et la culture ainsi que sur ses liens avec l’antiféminisme du passé et d’aujourd’hui. De nombreux autres événements pourraient être ajoutés à cette énumération.
Ce dynamisme collectif se remarque également à travers la programmation scientifique des événements internationaux, dont les Congrès de la recherche féministe dans la francophonie (CIRFF). D’édition en édition depuis 1996, les CIRFF déplacent de nombreuses équipes de recherche du Québec formées d’universitaires et de militantes. Relevons en particulier le CIRFF qui se déroulait à Montréal à la fin du mois d’août 2015 sous le thème Penser, créer et agir le féminisme qui bénéficiait d’une organisation conjointe entre le RéQEF, l’IREF et le Service aux collectivités (Protocole UQAM/Relais-femmes). L’énorme succès remporté par ce congrès sur la scène internationale n’est par étranger à ce choix d’une triple alliance, et témoigne de la spécificité, du dynamisme et du rayonnement des études féministes qui se réalisent au Québec, et en particulier à l’UQAM. Il importe de reconnaitre l’importance et la valeur ajoutée des liens institutionnels entre le Protocole UQAM/Relais-femmes, l’IREF et le RéQEF.
Après des décennies de travail en proximité, s’il nous faut célébrer cette relation pionnière qui a contribué à réduire les inégalités hommes-femmes, à changer des politiques et des représentations sexistes, homophobes et racistes, et à encourager une relève féministe, nous demeurons à l’affût de problématiques émergentes et des questions irrésolues touchant les femmes de toutes origines et conditions. Le rythme accéléré des transformations économiques et socioculturelles, la complexité des discriminations croisées de genre, de race, de classe et de sexualité vécues par les femmes, la diversité des perspectives féministes et les contestations internes qu’elles génèrent, nous imposent d’être plus que jamais créatives, de recadrer nos approches théoriques, pratiques et relationnelles, et de procéder à des analyses répétées des contextes qui produisent et reproduisent des situations d’injustice liées au pouvoir des hommes, mais aussi au pouvoir des femmes.
Cahier IREF
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