En guise de préambule
Il y a maintenant près de 50 ans, à l’initiative de jeunes professeures et chargées de cours, l’Université du Québec à Montréal (UQAM) offrait un premier cours collectif et multidisciplinaire « sur les femmes » à plus de 200 étudiantes et une dizaine d’étudiants qui s’y étaient inscrits avec enthousiasme. Participant d’un climat d’effervescence sociale et politique sans précédent (Fahmy-Eid, 2007), ces jeunes professeures et chargées de cours réalisaient que les traditions intellectuelles et scientifiques dans lesquelles elles avaient été formées les privaient de « la puissance théorique et créatrice » (Gubin 1994), alors que, dans la pratique, elles se voyaient souvent éloignées, sinon bannies, des lieux majeurs de production du savoir et de sa transmission.
Fortes du succès remporté par cette première prestation et conscientes des besoins à combler, quelques-unes d’entre elles réussissent, dans les années qui suivent, à faire inscrire au programme de leur département respectif (histoire, science politique, sociologie, sciences religieuses et biologie) des cours sur la « condition des femmes », comme il était alors courant d’appeler les cours traitant des rapports sociaux de sexe et des inégalités de genre. Face aux exigences administratives du milieu universitaire et, faut-il ajouter, de l’indifférence de certains de leurs collègues, voire de leur opposition, elles sont nombreuses à réaliser qu’elles auraient avantage à faire front commun pour contrer les silences et les préjugés androcentriques entretenus par leurs disciplines, et poursuivre une « aventure intellectuelle et pédagogique » (Fahmy-Eid, 2007) et sociale fondée sur la conviction que les études féministes n’ont de sens que si elles ont une conscience sociale et se déploient comme vecteur de changement.
De ce besoin de se regrouper pour se rendre visibles, de gagner en efficacité et d’imposer un nouveau regard sur la société seront forgées les assisses du Groupe interdisciplinaire d’études sur la condition des femmes (GIERF), qui sera officiellement créé en 1976 et suivi, en 1990, par l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM (IREF), sur la base des mêmes principes. Soit, promouvoir, développer et coordonner la formation et la recherche féministes à l’UQAM afin de rendre significatif leur apport au développement d’une vision critique et renouvelée des différentes dimensions du savoir et d’en favoriser la diffusion et la mobilisation1 Pour un historique plus détaillé, voir Descarries, Francine (2018), « Parcours des études féministes au sein du réseau de l’Université du Québec » in Pour marquer un demi-siècle d’apports à la société québécoise, sous la direction de Dussault, Edmond Pierre, Pierre Doray, Yvan Rouseau et Lyne Sauvageau,, Montréal : PUQ.
Inspirées par le thème proposé « Visages de l’UQAM » pour célébrer le 50e anniversaire de l’institution, plusieurs raisons nous ont poussées en tant que membres de l’IREF à organiser un colloque sous le thème L’UQAM pionnière du développement des études féministes dans la francophonie et d’en publier les Actes2Ce colloque a eu lieu le 31 janvier 2020 à l’UQAM. Car, non seulement, il apparaissait essentiel de repérer des traces des expériences fondatrices des études et de la recherche féministes à l’UQAM, mais il importait également de mettre à l’avant-scène quelques-unes des initiatives entreprises individuellement ou collectivement par des féministes de l’UQAM, tout comme de rappeler les questionnements et les démarches qui en ont assuré la consolidation, l’essor et aujourd’hui la pluralité des perspectives, thèmes et points d’ancrage.
En effet, professeures, chargées de cours, professionnelles de recherche et étudiantes graduées de l’UQAM ont produit, au fil des décennies, des réflexions, des recherches, des rapports, des œuvres de création, des enseignements et des débats qui forment une large mosaïque dans laquelle sont étudiées et questionnées les dynamiques des rapports sociaux de sexe et du genre. Les thématiques, les approches théoriques et les dimensions stratégiques de ces travaux sont fort variées, même quelquefois en tension, selon les angles d’analyse retenus et les enjeux identifiés. La courte liste dressée à partir des contributions des seules auteures des textes rassemblés ici donne déjà une idée de l’étendue de ce continuum : histoire des femmes, justice sociale, travail et santé des femmes, représentations sociales, identités sexuelles, création et productions artistiques, inégalités sociales et violences, alors que leurs travaux les plus récents sont traversés par une intention convergente d’accorder plus de place à la co-construction des savoirs tout comme à l’imbrication des rapports sociaux de division et de hiérarchie et à la diversité des expériences qui en résultent pour les femmes.
Une certaine importance est accordée dans ces pages à la dimension mémorielle. Parler de mémoire, c’est examiner le rapport au passé et son usage : nous n’avons pas fait ici le travail de l’historienne, mais avons mis en pratique le travail de mémoire, en avons chassé les échos et avons cherché à exprimer de plusieurs façons combien l’IREF a un ancrage et un avenir. Nous étions aussi très intéressées à savoir ce qui peut pousser à la remise en question des traditions intellectuelles et scientifiques d’une discipline et proposer un savoir renouvelé.
Dans une dynamique d’alternance entre souvenirs et analyses, sans faire abstraction des nombreux défis, embuches et tensions qui ont traversé leur parcours, et les traversent toujours, les auteures regroupées dans la présente publication ont offert leur interprétation personnelle des questions que nous leur avons posées concernant leurs rapports avec les études féministes, les principaux défis (personnels, intellectuels, institutionnels) rencontrés et la nature de leurs contributions.
En réponse à ces questions, elles nous offrent un compte-rendu de première main des différentes phases du développement des études féministes à l’UQAM ; des premières initiatives fondatrices, à la multiplication des perspectives et des approches, en passant par le processus de consolidation. Les récits des professeures retraitées et actuelles qui ont été à l’origine de l’implantation des études féministes à l’UQAM et de la reconnaissance de leur légitimité, permettent de repérer des traces − il en existe peu − de certaines initiatives et actions, à l’origine du développement des études féministes à l’UQAM et de leur institutionnalisation. Si leurs témoignages, comme le souligne Évelyne Tardy, illustrent bien que « la mise en place des études féministes à l‘UQAM n’a pas été évidente »3Extrait d’un message qu’Évelyne Tardy, directrice de l’IREF de 1976 à 1978, nous envoyait de sa retraite française à l’occasion du Colloque, les efforts de ces pionnières ont porté leurs fruits et les études féministes constituent depuis un apport important à l’UQAM4Pour étayer cette assertion, mentionnons que l’UQAM identifie l’axe « études sur les femmes » comme un des cinq domaines prioritaires d’enseignement et de recherche au sein de l’université, alors que le Fonds de recherche du Québec Société et culture (FRQSC) reconnaît depuis 2011 le Réseau québécois en études féministes (RéQEF), ancré à l’UQAM, comme infrastructure subventionnée de recherche.
Il était donc aussi important que les textes réunis dans le présent Cahier nous amènent d’hier à aujourd’hui, à partir de narratifs fort diversifiés, mais convergents pour comprendre que les féministes engagées en études féministes à l’UQAM, quel que soit leur statut et leur époque, ont dû remettre en question les traditions intellectuelles et scientifiques de leur discipline respective afin d’être partie prenante de la construction de savoirs revus et corrigés. Dans des mots qui leur sont propres, elles ont rappelé les défis qui accompagnent leur volonté de proposer d’autres façons de construire les savoirs, de les utiliser et de les partager pour lutter contre les discriminations que vivent différentes catégories de femmes et une meilleure justice sociale. Et comme l’écrit Ariane Gibeau, se questionnant sur sa propre posture de jeune chercheure « de conjuguer l’analyse des avancées et des progrès avec celle des failles et des violences ».
Les témoignages réunis en ces pages et d’autres présentés en séance mettent en lumière des dynamiques et des pratiques qui démontrent que la recherche, la recherche-action et la recherche-création féministes s’expriment aujourd’hui à travers de multiples langages, logent à plusieurs enseignes théoriques, prennent différentes formes et se déploient en une pluralité de thématiques et d’approches qui en reflètent tant la profondeur et le dynamisme, que les tensions qui peuvent s’instaurer entre différentes interprétations et approches stratégiques.
Notes de bas de page
- 1Pour un historique plus détaillé, voir Descarries, Francine (2018), « Parcours des études féministes au sein du réseau de l’Université du Québec » in Pour marquer un demi-siècle d’apports à la société québécoise, sous la direction de Dussault, Edmond Pierre, Pierre Doray, Yvan Rouseau et Lyne Sauvageau,, Montréal : PUQ
- 2Ce colloque a eu lieu le 31 janvier 2020 à l’UQAM
- 3Extrait d’un message qu’Évelyne Tardy, directrice de l’IREF de 1976 à 1978
- 4Pour étayer cette assertion, mentionnons que l’UQAM identifie l’axe « études sur les femmes » comme un des cinq domaines prioritaires d’enseignement et de recherche au sein de l’université, alors que le Fonds de recherche du Québec Société et culture (FRQSC) reconnaît depuis 2011 le Réseau québécois en études féministes (RéQEF), ancré à l’UQAM, comme infrastructure subventionnée de recherche
Bibliographie
Fahmy-Eid, N. (2007). “Once Upon a Time There Was the Feminist Movement …and Then There was Feminist Studies” dans W. Robbins, Meg Luxton, Margrit Eichler and Francine Descarries (dir.), Minds of Our Own: Inventing Feminist Scholarship and Women’s Studies in Canada, 1966-76, Waterloo : Wilfrid Laurier University Press, p. 155-162. Parution française : « Les débuts de l’enseignement et de la recherche sur les femmes à l’UQAM », labrys, études féministes/estudos feministas, juillet/décembre 2010. https://www.labrys.net.br/labrys%2018/iref/nadia.htm#_ftn1
Gubin, E. (1994). « Créer. Hier et aujourd’hui », Sextant. Revue du Groupe interdisciplinaire d’études sur les Femmes (Université Libre de Bruxelles), été, p. 5-18. https://d-meeus.be/biblio/Gubin1994.html
Cahier IREF
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