De femme économiste à « l’économiste des femmes »
Si, encore aujourd’hui, les femmes économistes sont peu nombreuses, c’était encore plus vrai dans les années 1960 quand j’ai fait mes études de baccalauréat à l’Université de Chicago, de maîtrise et de doctorat à l’Université de Californie à Berkeley. De mémoire, il n’y avait aucune femme professeure à Chicago et une seule « lecturer » à Berkeley qui était aussi la femme d’un des professeurs séniors.
Le département de sciences économiques de l’Université de Chicago avait la réputation d’être très conservateur, dominé par Milton Friedman, l’idéologue par excellence de la théorie néoclassique libérale. Selon sa théorie, le libre fonctionnement du marché donne toujours les meilleurs résultats et il ne faut pas, en aucun cas, intervenir dans ce fonctionnement. Par exemple, un régime universel et obligatoire d’assurance santé serait une entrave à la liberté de chaque individu de choisir d’adhérer à un tel régime ou non. La concurrence entre les compagnies d’assurance privée assurera les meilleurs régimes, aux meilleurs prix, et chaque personne peut choisir celui qui lui convient le mieux. Ou utiliser son argent pour jouer au golf, ou boire dans un pub ou …
L’université permettait aux finissants de baccalauréat de suivre les cours de maîtrise. Alors, j’ai suivi le cours d’introduction à la micro-économie de Milton Friedman. Cela m’a immunisée à tout jamais contre son approche parce qu’il m’était évident que la concurrence parfaite, sur laquelle tout sa superstructure théorique est basée, n’a rien à avoir avec la réalité. Toutefois, cela m’a pris 10 ans d’enseignement universitaire, et une initiation aux idées de Mickal Kalecki, marxiste polonais et contemporain de John Maynard Keynes, avant de bien comprendre ce qui était fautif dans la logique néoclassique. C’est à partir de cette remise en question que j’ai pu développer une approche critique avec des assises kaleckiennes, institutionnalistes et un peu marxistes.
Mes racines critiques et féministes puisaient aussi dans un certain militantisme dès l’école secondaire. Mes deux parents étaient des sociologues. Mon père, Arnold Rose, était assez connu et spécialiste en relations raciales à l’Université de Minnesota à Minneapolis. Ma mère, qui s’était classée parmi les premiers aux concours d’admission aux facultés de médecine des États-Unis, a décidé que la sociologie concordait mieux à ses intérêts. Toutefois, les règles contre le népotisme interdisaient aux femmes des professeurs de se trouver dans le même département, elle est donc devenue professeure d’université seulement après que ses trois enfants soient devenus autonomes. Se définissant comme féministe, elle était plutôt limitée par les conventions sociales de son époque et aurait toujours voulu être un homme.
Déjà, à l’école secondaire, je participais aux manifestations contre les pharmacies Walgreens qui refusaient de servir les Afro-Américains dans le sud des États-Unis. Dans les années 1940, mes parents avaient aussi participé à des « sit-ins » dans des restaurants qui refusaient le service aux Afro-Américains à Saint-Louis, Missouri, où mon père a enseigné pendant deux années. À Minneapolis, Chicago et Berkeley, j’ai aussi participé à d’autres mouvements pour les droits civils des noirs – déségrégation des écoles, fin de la discrimination dans le logement et l’emploi, droit de vote, etc. – et le mouvement anti-nucléaire, en faveur de la paix et le désarmement.
On ne naît pas féministe
Quand je suis arrivée à l’UQAM en 1970, après trois années à Paris, je me considérais comme féministe, mais je n’avais jamais milité dans un groupe féministe et ma perception de la question n’était pas très articulée. Dans un certain sens, ma vision du féminisme n’est toujours pas très articulée parce que je n’ai pas beaucoup de patience avec les théories, la sémantique, la philosophie… Dans mon expérience, la théorie économique néo-classique dominante et les théories marxistes, entre autres, sont extrêmement rigides. Elles donnent des réponses toutes faites à n’importe quelle question sans avoir regardé le monde réel autour de nous. La grande majorité des philosophes que j’ai essayé de lire sont à la recherche d’une « vérité absolue », ce qui n’existe évidemment pas.
Pour moi, un peu de théorie va très loin. Elle doit servir surtout pour donner un cadre d’analyse et aider à poser les bonnes questions. Je suis institutionnaliste en ce sens que c’est en regardant le monde autour de nous que l’on trouve les réponses à ces questions et non pas en « déduisant logiquement » ce que la théorie nous dit devrait être la réponse. En ceci, je me suis inspirée de Gunnar Myrdal, célèbre économiste, dont les idées ont servi au fondement du modèle suédois de social-démocratie1Gunnar Myrdal était le directeur de thèse de doctorat de mon père, Arnold Rose. La recherche, pour laquelle mon père a servi d’assistant, portait sur les relations raciales aux États-Unis et a donné lieu à Gunnar Myrdal, An American Dilemma, alors que la thèse de mon père a été publiée sous le titre The Negro in America en 1944. J’ai eu l’occasion de rencontrer M. Myrdal en Suède en 1966, alors que j’agissais comme assistante de recherche pour mon père après avoir complété ma maîtrise. Malheureusement, madame Myrdal était absente. Les livres méthodologiques de Myrdal qui m’ont le plus inspirée sont The Political Element in the Development of Economic Theory, 1954, New York: Simon and Schuster et Objectivity in Social Research, 1969, Toronto : Random House of Canada.. Alva Myrdal, sa femme, était aussi une féministe, à l’origine du premier régime d’assurance parentale en Suède et promotrice des services de garde éducatifs dans les années 19302Voir Towards Equality, The Alva Myrdal Report to the Swedish Social Democratic Party (Working Group on Equality set up by the Swedish Social Democratic Party and the Swedish Confederation of Trade Unions), 1971, Lund: Prisma. Version abrégée et traduite par Roger Lind.
Mon implication féministe s’est faite d’abord dans le cadre du GIERF (Groupe interdisciplinaire d’études et de recherches sur les femmes), le prédécesseur de l’IREF3Notons qu’à l’époque, on parlait d’études sur les femmes. Ce n’est qu’en 1990, lors de la création de l’Institut de recherche et d’études féministes (IREF), que les chercheures universitaires osaient s’identifier ouvertement comme féministes. . Je faisais partie du groupe de professeures qui a organisé le premier « teach-in » en 1972. De mémoire, nous étions douze et chacune donnait, avec une assistante, un cours-atelier. À la fin de la session, les divers ateliers présentaient les points saillants de leur travail lors d’un grand événement ouvert à l’ensemble de la communauté universitaire.
Dans cette première version du cours « Femmes et économie », la classe a fait un projet de recherche collectif. Chaque étudiante devait faire deux entrevues dans deux restaurants de la rue Sainte-Catherine, une avec une serveuse ou un serveur (s’il n’y avait pas de serveuse) et une avec le propriétaire ou un gérant. Grande surprise : nous avons trouvé que les hommes servaient dans les restaurants davantage huppés avec des pourboires généreux. La plupart des femmes travaillaient des horaires brisés, le matin, à midi ou à l’heure du souper. Les hommes travaillaient plus souvent un seul horaire, prolongé en soirée. Plusieurs femmes se plaignaient aussi qu’elles devaient faire des tâches connexes, comme nettoyer le restaurant ou mettre les tables pour le prochain service sans être payées. Il serait intéressant de refaire l’étude aujourd’hui pour voir si les choses ont vraiment changé.
Relais-femmes – un appui essentiel au rayonnement féministe
Le deuxième volet de mon développement féministe s’est fait dans le cadre du Service aux collectivités. Lorsque le GIERF a été formellement constitué en 1976, j’ai convaincu mes collègues d’aller rencontrer des groupes de femmes extérieurs à l’université, ainsi que le Conseil du statut de la femme (CSF) et des professeures des autres universités. Notre objectif était de créer un institut de recherche communautaire-universitaire, modelé sur l’Institut de recherche appliquée sur le travail (IRAT) qui regroupait six universités4Il s’agissait de l’Université de Montréal, de l’Université du Québec à Montréal, de l’Université Concordia, de l’Université de Sherbrooke, de l’Université Laval et de l’Institut national de recherche scientifique (UQ). À noter que l’Université McGill n’y faisait pas partie. et les trois principales centrales syndicales. Cet institut était largement financé par le gouvernement.
Malheureusement, le gouvernement ne voulait pas financer un autre institut de la même envergure et il a assez rapidement abandonné l’IRAT aussi. Nous devions, alors, faire avec les moyens du bord. Le résultat a été Relais-femmes, mais avec un financement modeste et plutôt précaire.
Au départ, le Conseil du statut de la femme, qui avait déjà un centre de documentation à Québec, a offert de créer un centre montréalais dans leurs locaux au Carré Phillips et d’y déposer leurs documents en double. Johanne Deschamps, antérieurement permanente à la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) – les mots « et travailleuses » ont été ajoutés plus tard après de longs débats – a assuré la permanence, devenant ainsi la première coordonnatrice de Relais-femmes qui s’était incorporée en 1980.
Afin de s’assurer un financement plus stable, le centre de documentation a éventuellement fusionné avec celui de l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes (ICÉA) pour devenir le Centre de documentation de l’éducation des adultes et de la condition féminine (CDÉACF). Aujourd’hui encore, il est un des piliers du mouvement féministe québécois avec pignon sur rue à la Maison Parent-Roback.
Au CSF, le premier contact du GIERF était Évelyne Tardy qui, en 1978, venait de terminer la coordination d’une énorme étude Pour les Québécoises : égalité et indépendance. Peu de temps après, elle est devenue professeure de science politique à l’UQAM et une membre active du GIERF et de l’IREF.
À l’Université de Montréal, il y avait un groupe embryonnaire de professeures, étudiantes et chargées de cours intéressées aux recherches et à l’enseignement sur les femmes. La personne la plus enthousiaste à l’égard de notre projet était Francine Descarries, doctorante et chargée de cours en sociologie. Elle se décrivait, alors, comme « une féministe fatiguée », surtout devant la difficulté de trouver des professeures prêtes à porter les études féministes à l’Université de Montréal. Heureusement, depuis que Francine est à l’UQAM, elle est infatigable ! Soulignons que Claudie Solar, de la Faculté d’éducation permanente de l’Université de Montréal, a aussi grandement contribué à la mise sur pied de Relais-femmes.
À l’Université de Concordia, l’Institut Simone-de-Beauvoir avait été créé en 1978 pour promouvoir la recherche et l’enseignement sur les femmes. Certaines des personnes affiliées ont collaboré avec nous et le CDÉACF pour publier Les femmes, Guide des ressources documentaires à Montréal à l’intention des personnes participant aux cours sur les femmes5Thérèse Leblanc (1987). Les femmes : Guide des ressources documentaires à Montréal, Éditions François Huot. Le travail a été dirigé par un comité regroupant des bibliothécaires et des professeures des quatre universités montréalaises et de l’École des Hautes Études Commerciales ainsi que des représentantes du CDÉACF et de Relais-femmes. Les jeunes femmes d’aujourd’hui ne peuvent imaginer qu’à l’époque on sentait le besoin de répertorier les œuvres dans un document papier, alors que, maintenant, les recherches numériques font un travail plus complet en quelques instants.. Toutefois, les professeures ont peu participé à la mise sur pied de Relais-femmes. Les professeures de l’Université McGill nous ont aussi accueillies de façon plutôt tiède.
Les groupes de femmes, en revanche, étaient très épris de notre proposition. Nicole Boily, alors directrice de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), a embarqué sans réserve. Mentionnons aussi les apports de l’Association féministe pour l’éducation et l’action sociale (AFÉAS), du Centre d’information et de référence pour femmes et du Carrefour des associations de familles monoparentales (devenu plus tard la Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec – FAFMRQ).
Le Service aux collectivités de l’UQAM
En 1972, l’université a engagé mon conjoint, Michel Lizée, jeune économiste, afin d’organiser des activités de formation sur mesure avec la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et la FTQ. Ces projets-pilotes ont débouché, en 1976, sur la signature d’un protocole d’entente avec ces deux centrales syndicales6En 1971-1972, la Centrale de l’Enseignement du Québec (CEQ) a refusé l’invitation de l’UQAM de se joindre aux démarches qui ont mené à ce protocole. En 1990, la CEQ a signé un protocole UQAM-CEQ distinct. En 2000, alors que la CEQ est devenue la Centrale syndicale du Québec (CSQ), les deux protocoles syndicaux ont fusionné.. En 1978, l’UQAM a mis sur pied le Comité des services à la collectivité (CSAC) et, en 1982, il a signé le Protocole UQAM-Relais-femmes.
En 1979, sur recommandation de la Commission des études, le Conseil d’administration de l’UQAM a adopté une Politique des services aux collectivités qui « reconnaît formellement l’existence d’une mission universitaire, distincte mais intégrée aux missions d’enseignement, de recherche et de création, identifiée sous l’expression ‟services aux collectivitésˮ ». Ses objectifs sont de :
Favoriser une plus grande démocratisation de l’accès et de l’utilisation des ressources humaines, scientifiques et techniques de l’Université, par le développement de nouveaux modes d’appropriation des ressources éducatives et scientifiques et d’une plus large diffusion du savoir auprès des collectivités qui n’ont pas traditionnellement accès à l’Université.
Cette politique vise tous les professeures et professeurs de l’université, ainsi qu’à titre de partenaires privilégiés, les organismes populaires et communautaires, sans but lucratif, « qui poursuivent des objectifs de développement économique, social, culturel, environnemental et communautaire »7Politique n° 41 Politique sur les services aux collectivités, disponible à www. instances.uqam.ca. Le CSAC, responsable de l’application de cette politique, regroupe de façon paritaire une professeure ou un professeur de chacune des familles de l’UQAM (devenues des écoles ou des facultés par la suite) et des personnes représentant les différents partenaires communautaires.
Le Service aux collectivités (SAC), désigné comme unité administrative de soutien à la Politique, compte en 2020 un directeur, une secrétaire de direction et six agentes de développement, réparties entre trois domaines : communautaire, femmes et rapports de sexe et syndical. Même avant la signature d’une entente formelle avec Relais-femmes, l’UQAM finançait un poste de coordonnatrice et faisait la promotion des recherches et formations avec les groupes membres de Relais. Dans ce cadre, en 1978, j’ai fait ma première recherche de services aux collectivités pour le Regroupement des garderies sans but lucratif du Québec Inc8Ruth Rose-Lizée (1979). Pour la reconnaissance du droit aux garderies : Étude du coût d’opération des garderies du Québec en 1978-79 et mode de subvention proposé, Montréal.. Aujourd’hui, et depuis maintes années, Lyne Kurtzman assure la coordination du protocole UQAM-Relais-femmes et participe activement aux activités de l’IREF.
Au cours des années, l’UQAM a offert un appui solide au concept du Service aux collectivités, mais, à certains moments, les membres du corps professoral impliqués et les partenaires externes ont dû lutter pour défendre les structures et la mission spécifique de la Politique. En 1980, la convention collective signée entre l’UQAM et le Syndicat des professeurs de l’UQAM (SPUQ) – les mots « et professeures » ont été ajoutés plus tard – prévoyait vingt dégrèvements d’enseignement (60 crédits) pour fins d’activités de formation dans le cadre des services aux collectivités9Dans la convention collective en vigueur jusqu’en mai 2022, l’article 10.13 prévoit 30 crédits réservés à des projets de formation et 30 crédits à la recherche ou la création. Dans la tâche des professeures et professeurs, le volet « service à la collectivité » comprend à peu près toute activité autre que l’enseignement et la recherche ou la création, notamment des tâches administratives et la participation à des comités internes et externes à l’université. Pour leur part, les activités effectuées dans le cadre de la « Politique institutionnelle des services aux collectivités » auprès d’organismes ou de groupes sociaux sont comptées comme enseignement, recherche ou « service à la collectivité » selon leur nature. .
Par le biais du Programme d’aide financière à la recherche et la création (PAFARC, volet 2), l’UQAM alloue chaque année un budget pour des projets de recherche ou de création dans le cadre de la Politique des services aux collectivités. En 2019-2020, le montant alloué était de 120 000 $ (environ 11 000 $ par projet). Un Fonds de recherche du service aux collectivités distinct, créé par des dons de ma part et celle de mon conjoint, permet de financer un projet de recherche additionnel chaque année et les professeures ou professeurs associés (personnes à la retraite, chargées de cours ou chercheures qui ont ce statut) y sont admissibles. Le Service offre également plusieurs bourses aux étudiantes et étudiants des cycles supérieurs pour des travaux « de recherche liés aux préoccupations d’un organisme visé par la Politique des services aux collectivités »10Site internet < sac.uqam.ca/concours-et-formulaires.html#aide >. .
Les Services aux collectivités ailleurs qu’à l’UQAM
Dans les années 1970, plusieurs groupes dont ICÉA, sous la direction de Paul Bélanger (devenu, plus tard, professeur au département d’éducation à l’UQAM, après un passage à l’UNESCO), ont fait un lobby auprès du ministère de l’Éducation pour mieux articuler la mission de Services aux collectivités des universités et lui octroyer un financement spécifique. Établi d’abord sur une base de projet-pilote, le Fonds des services aux collectivités a vu le jour en 1985. Celui-ci finance des projets regroupant des établissements d’enseignement universitaire et des organismes d’action communautaire au profit des collectivités qui, en raison de moyens financiers limités, ont difficilement accès aux ressources et à l’expertise dont les établissements disposent11Gouvernement du Québec, ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Fonds des services aux collectivités, Guide d’appel de projets, 2019, p. 1.
L’objectif de ce fonds est de favoriser le transfert de connaissances qui « reconnaît les savoirs respectifs de la recherche et de la pratique »12Loc. cit.. Entre autres, un projet dans lequel « l’établissement d’enseignement universitaire se substitue à l’organisme d’action communautaire partenaire dans la réponse au besoin de la collectivité visée par le projet » sera jugé inadmissible13Ibid., p. 5.. En d’autres mots, les projets doivent être initiés par les groupes communautaires et non pas par les partenaires universitaires. Les projets de recherche, ainsi que le financement d’une infrastructure pour appuyer les services aux collectivités au sein d’une université, sont explicitement exclus. Les universités doivent également assumer le coût d’un dégrèvement d’une charge d’enseignement d’une professeure ou d’un professeur.
Dans les années 1970, l’Université de Montréal consacrait quelques ressources à cette approche par le biais de sa Faculté d’éducation permanente, mais cet engagement n’a pas duré. D’autres universités, telles McGill, Laval ou Sherbrooke ont mené des projets collaboratifs avec diverses collectivités externes, mais n’ont pas investi dans des structures permanentes et robustes pour promouvoir de tels échanges.
L’Université Concordia, cependant, a consacré des ressources importantes à cette mission. Actuellement, le mandat du Bureau de l’engagement communautaire « consiste à nouer et à entretenir des relations fructueuses et mutuellement profitables entre l’Université et les diverses communautés montréalaises ». En 2018-2019, il comptait trois coordonnatrices et un coordonnateur en plus de sa directrice et trois autres personnes affectées à la gestion ou à la promotion14Université Concordia, Bureau de l’engagement communautaire, Rapport annuel 2018-2019.. Il est particulièrement actif dans des projets avec les communautés autochtones.
Finalement, soulignons que, lorsqu’il est devenu directeur du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), Marc Renaud s’est inspiré du modèle de l’UQAM pour créer le programme des Alliances de recherche universités-communautés (ARUC) en 1999, programme qui a duré environ dix ans. C’était la première fois que le CRSH acceptait de recevoir des demandes de subvention de la part d’organismes de recherche non universitaires. Un premier concours en 1999-2000 a donné lieu à 22 projets à travers le Canada15Natalie Kishchuk, Rapport de rendement : Phase 2 du programme Alliances de recherche universités-communautés (ARUC), Rapport final, Conseil de recherches en sciences humaines, 2003..
J’ai mis tant d’espace à décrire la Politique des services aux collectivités de l’UQAM pour quatre raisons :
- Elle était centrale à la façon dont j’ai mené ma carrière et à ce que je considère son succès.
En 1970, quand j’ai été recrutée au département de sciences économiques, nous étions deux femmes sur dix : 20%. Aujourd’hui, le corps professoral compte 7 femmes sur 35 : 20%. À un moment donné, il y avait trois fois plus de « Pierre » au département que de femmes ; c’était rare d’atteindre le seuil de 20%. Les autres universités du Québec font encore moins bien, surtout Laval (11%), Montréal (14%) et McGill (19%). Toutefois, en juin 2019, à l’Université de Sherbrooke, 29% du corps professoral en sciences économiques était composé de femmes et une femme était à la direction16Compilé à partir des sites internet des universités. À Concordia, il n’y avait pas de photos et il y avait tellement de personnes avec des noms provenant de langues autres que le français ou l’anglais que je n’étais pas capable de discerner leur sexe..
Randy Abelda affirme que beaucoup d’économistes masculins considèrent que « feminists can never be true ‘scientists’ because they have lost their objectivity before the start of their academic endeavor »[17]. Au département de sciences économiques, certains de mes collègues me considéraient davantage comme une sociologue qu’une économiste et me reprochaient mon engagement social. Cependant, il y avait une grande politesse les un.e.s envers les autres au département et je n’ai jamais subi de représailles. Par contre, le refus du département d’engager certaines femmes (Ginette Dussault et Marie-Thérèse Chicha, entre autres) ou d’accorder une promotion à Diane Bellemare témoignait du fait que les standards professionnels étaient différents pour les femmes et que les professeurs n’acceptaient pas que les femmes abordent légitimement les questions économiques différemment des hommes. Quant à moi, la Politique des services aux collectivités ainsi que la convention collective du SPUQ, aidaient à valoriser mes recherches et activités de formation à l’externe, surtout quand il y a eu reconnaissance de la part des gouvernements17Par exemple, j’ai siégé sur le Groupe d’études sur la garde des enfants (fédéral) dans les années 1980, sur la Commission sur la fiscalité et le financement des services publics du Québec en 1996, sur un comité consultatif sur les normes du travail (fédéral) ainsi que sur des comités d’attribution de subventions de recherche du CRSH et sur les services de garde (fédéral). Après ma retraite, j’ai représenté les travailleuses (et travailleurs) non syndiquées sur le Conseil de gestion de l’assurance parentale et sur le Comité consultatif sur l’équité salariale (Québec)..
- La conception et le fonctionnement du GIERF et de l’IREF comprenaient une forte composante de services aux collectivités, au lieu de se confiner à la « tour d’ivoire » de la plupart des activités d’enseignement et de recherche universitaires.
- Les services aux collectivités, ainsi que le Bureau de l’engagement communautaire de l’Université Concordia, sont très largement une affaire de femmes : les coordonnatrices-coordonnateurs dans les deux institutions sont très majoritairement des femmes ; les professeures-professeurs qui participent au CSAC ou qui réalisent des projets dans ce cadre sont majoritairement féminins et, à l’exception des syndicats, les femmes prédominent au sein du personnel des organismes communautaires qui bénéficient de cette politique18Par exemple, en 2019-2020, Sur les sept professeures/professeurs qui siégeaient au CSAC, quatre étaient des femmes et les huit personnes représentant des organismes communautaires étaient des femmes..
- L’UQAM est unique, probablement à l’échelle mondiale et, certainement en Amérique du Nord, à cause de son engagement envers cette forme de rayonnement. Elle y fait modèle et plusieurs de mes collègues dans d’autres universités nous envient.
Étudiante, je me suis spécialisée en économie du travail, économie de l’éducation et l’économétrie. J’ai rapidement délaissé l’économétrie parce que, à mon avis, trop d’économètres négligent les statistiques descriptives sous-jacentes à leurs modèles et prétendent à une fausse scientificité, notamment dans le cas de séries chronologiques fondées sur un nombre restreint d’observations.
Au cours de ma carrière à l’UQAM et, en grande partie, grâce à mon implication à l’IREF et les demandes provenant des groupes de femmes, j’ai développé des spécialités sur la situation économique des femmes (cours Femmes et économie), l’économie du Québec et la sécurité du revenu, ce qui comprend également la fiscalité des particuliers. Je donnais des cours dans tous ces domaines, principalement au niveau du baccalauréat (sciences économiques, sciences de la gestion et carriérologie et dans la banque de cours de l’IREF ouverts à l’ensemble des étudiantes et étudiants de l’UQAM), mais aussi à la maîtrise en intervention sociale et en sciences économiques. Tout au long de ma carrière, il y avait une fructueuse symbiose entre mes activités d’enseignement et de recherche universitaires et mes recherches-action avec les groupes de femmes et les autres groupes communautaires.
De femme économiste, je suis devenue, au cours des années, « l’économiste des femmes ». Les demandes étaient très nombreuses. Au cours des années, j’ai fait des projets avec une bonne trentaine de groupes, y compris les comités de condition des femmes des centrales syndicales. J’ai écrit des dizaines de mémoires en collaboration avec des groupes de femmes, des coalitions de femmes, des coalitions femmes-syndicats et d’autres groupes communautaires comme des regroupements de garderies, des personnes âgées, des associations de proches aidantes/aidants.
Une des missions du CDÉACF est d’être le dépositaire de tous les documents produits par les groupes de femmes. Au dernier décompte, il offrait presque 90 de mes publications : des mémoires, des documents pédagogiques, des rapports de recherche, etc. J’ai aussi publié des articles dans des revues universitaires, des volumes collectifs et des rapports pour des gouvernements, mais dans une moindre mesure.
En ligne avec la politique des services aux collectivités, et par souci de maintenir mon indépendance comme chercheure, je ne me suis pas impliquée à l’intérieur des groupes de femmes, quoique j’ai été vice-présidente du Comité canadien d’action nationale (mieux connu comme le National Action Committee ou le NAC) pendant deux années, ayant été sollicitée par Madeleine Parent. Par contre, il m’est arrivé de représenter la Fédération des femmes du Québec (FFQ) dans la Coalition en faveur d’un régime québécois d’assurance parentale et la Coalition pour l’équité salariale où je jouais à la fois des rôles de conseillère-experte et de relais entre la Coalition et la FFQ.
Depuis ma retraite en 2005, on m’a recruté pour le conseil d’administration du Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT) et j’ai été sa présidente pendant cinq années. Avant d’embarquer dans l’organisation, j’avais travaillé avec le CIAFT dans plusieurs dossiers. C’est un des rares groupes de femmes qui œuvre dans le domaine de la promotion des droits des femmes en matière de travail et nous avons donc une affinité naturelle. Je continue d’être active au CIAFT à titre de membre et de conseillère, notamment dans le domaine de l’équité salariale, la place des femmes sur le marché du travail et les programmes de sécurité du revenu (pensions, assurance-emploi, normes du travail, conciliation famille-travail-études, assurance parentale, aide sociale, prestations pour enfants, etc.).
En 2011, le CIAFT a proposé mon nom à l’Ordre national du Québec et je suis maintenant Chevalière du Québec (CQ). Mes contributions principales à l’adoption de politiques féministes ont été dans le domaine de la politique familiale du Québec : services de garde, prestations pour enfants et assurance parentale19Au cours des années, j’ai publié plus de 20 documents, des rapports de recherche pour des groupes de garderies, des gouvernements ou des milieux universitaires, sur le financement des services de garde. J’ose croire, que cette recherche a influencé la mise en place au Québec de la politique des services de garde à 5 $ par jour (maintenant 8,35 $ par jour). J’ai aussi rédigé un mémoire clé en 2002 qui a convaincu le gouvernement du Québec d’investir quelques 700 millions de dollars de plus dans les programmes de Soutien aux enfants et de la Prime au travail pour les familles. J’ai travaillé avec des groupes de femmes et des syndicats sur des propositions qui ont mené au Régime québécois d’assurance parentale, mais je ne peux pas dire que ce sont mes recherches qui ont été l’influence principale. Voir Ruth Rose, « La politique familiale », ch. 11 dans La sécurité sociale au Québec, Histoire et enjeux, sous la direction de Denis Latulippe, 2016, Presses de l’Université Laval..
En guise de conclusion
Les femmes continuent de demeurer minoritaires dans les corps professoraux des départements de sciences économiques des universités québécoises, et probablement autour du monde. Selon le Committee on the Status of Women in the Economics Profession (créé en 1971), en 2019, dans les départements qui offrent des programmes de Ph. D. aux États-Unis, les femmes composaient 14,5% des professeurs titulaires (full professors), 25,8% des professeurs agrégés (associate professors), 30,3% des professeurs adjoints (assistant professors), 34,7% des nouvelles doctorantes et 33,5% des bachelières débutantes. Leur rapport souligne que ces chiffres n’ont guère évolué depuis le début du vingt-et-unième siècle20American Economics Association, Committee on the Status of Women in the Economics Profession, 2019, .
La plupart des femmes économistes que je connais s’avèrent être féministes et un grand nombre font des recherches sur des questions reliées à la situation économique des femmes. Néanmoins, elles hésitent à s’impliquer auprès des groupes féministes militants comme moi je l’ai fait, sans doute parce les recherches-actions ne sont pas considérées sur un pied d’égalité avec les recherches publiées dans les revues universitaires. Personnellement, j’ai pu orienter ma carrière comme je l’ai souhaité parce que j’ai été engagée à l’UQAM dans une période où les règles pour obtenir la permanence et la promotion n’étaient pas aussi rigides qu’aujourd’hui.
Finalement, soulignons que la présence de Christine Lagarde, de Janet Yellen, de Margrethe Vestager, de Kristalina Georgieva et d’autres femmes à la tête d’institutions économiques importantes donne de l’espoir que le monde va enfin commencer à prêter attention aux perspectives économiques des femmes.
Notes de bas de page
- 1Gunnar Myrdal était le directeur de thèse de doctorat de mon père, Arnold Rose. La recherche, pour laquelle mon père a servi d’assistant, portait sur les relations raciales aux États-Unis et a donné lieu à Gunnar Myrdal, An American Dilemma, alors que la thèse de mon père a été publiée sous le titre The Negro in America en 1944. J’ai eu l’occasion de rencontrer M. Myrdal en Suède en 1966, alors que j’agissais comme assistante de recherche pour mon père après avoir complété ma maîtrise. Malheureusement, madame Myrdal était absente. Les livres méthodologiques de Myrdal qui m’ont le plus inspirée sont The Political Element in the Development of Economic Theory, 1954, New York: Simon and Schuster et Objectivity in Social Research, 1969, Toronto : Random House of Canada.
- 2Voir Towards Equality, The Alva Myrdal Report to the Swedish Social Democratic Party (Working Group on Equality set up by the Swedish Social Democratic Party and the Swedish Confederation of Trade Unions), 1971, Lund: Prisma. Version abrégée et traduite par Roger Lind
- 3Notons qu’à l’époque, on parlait d’études sur les femmes. Ce n’est qu’en 1990, lors de la création de l’Institut de recherche et d’études féministes (IREF), que les chercheures universitaires osaient s’identifier ouvertement comme féministes.
- 4Il s’agissait de l’Université de Montréal, de l’Université du Québec à Montréal, de l’Université Concordia, de l’Université de Sherbrooke, de l’Université Laval et de l’Institut national de recherche scientifique (UQ). À noter que l’Université McGill n’y faisait pas partie.
- 5Thérèse Leblanc (1987). Les femmes : Guide des ressources documentaires à Montréal, Éditions François Huot. Le travail a été dirigé par un comité regroupant des bibliothécaires et des professeures des quatre universités montréalaises et de l’École des Hautes Études Commerciales ainsi que des représentantes du CDÉACF et de Relais-femmes. Les jeunes femmes d’aujourd’hui ne peuvent imaginer qu’à l’époque on sentait le besoin de répertorier les œuvres dans un document papier, alors que, maintenant, les recherches numériques font un travail plus complet en quelques instants.
- 6En 1971-1972, la Centrale de l’Enseignement du Québec (CEQ) a refusé l’invitation de l’UQAM de se joindre aux démarches qui ont mené à ce protocole. En 1990, la CEQ a signé un protocole UQAM-CEQ distinct. En 2000, alors que la CEQ est devenue la Centrale syndicale du Québec (CSQ), les deux protocoles syndicaux ont fusionné.
- 7Politique n° 41 Politique sur les services aux collectivités, disponible à www. instances.uqam.ca
- 8Ruth Rose-Lizée (1979). Pour la reconnaissance du droit aux garderies : Étude du coût d’opération des garderies du Québec en 1978-79 et mode de subvention proposé, Montréal.
- 9Dans la convention collective en vigueur jusqu’en mai 2022, l’article 10.13 prévoit 30 crédits réservés à des projets de formation et 30 crédits à la recherche ou la création. Dans la tâche des professeures et professeurs, le volet « service à la collectivité » comprend à peu près toute activité autre que l’enseignement et la recherche ou la création, notamment des tâches administratives et la participation à des comités internes et externes à l’université. Pour leur part, les activités effectuées dans le cadre de la « Politique institutionnelle des services aux collectivités » auprès d’organismes ou de groupes sociaux sont comptées comme enseignement, recherche ou « service à la collectivité » selon leur nature.
- 10Site internet < sac.uqam.ca/concours-et-formulaires.html#aide >.
- 11Gouvernement du Québec, ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Fonds des services aux collectivités, Guide d’appel de projets, 2019, p. 1
- 12Loc. cit.
- 13Ibid., p. 5.
- 14Université Concordia, Bureau de l’engagement communautaire, Rapport annuel 2018-2019.
- 15Natalie Kishchuk, Rapport de rendement : Phase 2 du programme Alliances de recherche universités-communautés (ARUC), Rapport final, Conseil de recherches en sciences humaines, 2003.
- 16Compilé à partir des sites internet des universités. À Concordia, il n’y avait pas de photos et il y avait tellement de personnes avec des noms provenant de langues autres que le français ou l’anglais que je n’étais pas capable de discerner leur sexe.
- 17Par exemple, j’ai siégé sur le Groupe d’études sur la garde des enfants (fédéral) dans les années 1980, sur la Commission sur la fiscalité et le financement des services publics du Québec en 1996, sur un comité consultatif sur les normes du travail (fédéral) ainsi que sur des comités d’attribution de subventions de recherche du CRSH et sur les services de garde (fédéral). Après ma retraite, j’ai représenté les travailleuses (et travailleurs) non syndiquées sur le Conseil de gestion de l’assurance parentale et sur le Comité consultatif sur l’équité salariale (Québec).
- 18Par exemple, en 2019-2020, Sur les sept professeures/professeurs qui siégeaient au CSAC, quatre étaient des femmes et les huit personnes représentant des organismes communautaires étaient des femmes.
- 19Au cours des années, j’ai publié plus de 20 documents, des rapports de recherche pour des groupes de garderies, des gouvernements ou des milieux universitaires, sur le financement des services de garde. J’ose croire, que cette recherche a influencé la mise en place au Québec de la politique des services de garde à 5 $ par jour (maintenant 8,35 $ par jour). J’ai aussi rédigé un mémoire clé en 2002 qui a convaincu le gouvernement du Québec d’investir quelques 700 millions de dollars de plus dans les programmes de Soutien aux enfants et de la Prime au travail pour les familles. J’ai travaillé avec des groupes de femmes et des syndicats sur des propositions qui ont mené au Régime québécois d’assurance parentale, mais je ne peux pas dire que ce sont mes recherches qui ont été l’influence principale. Voir Ruth Rose, « La politique familiale », ch. 11 dans La sécurité sociale au Québec, Histoire et enjeux, sous la direction de Denis Latulippe, 2016, Presses de l’Université Laval.
- 20American Economics Association, Committee on the Status of Women in the Economics Profession, 2019,
Cahier IREF
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