Atterrir en études féministes
Atterrir en études féministes en provenance des sciences politiques et d’un intérêt pour les mouvements sociaux semblerait aller de source de nos jours. À la fin des années 1970, ce n’était pas si évident. J’avais bien lu Simone de Beauvoir et je croyais avoir défini mes rapports personnels en termes de liberté et d’égalité, mais sur le plan collectif, ce qui m’interpellait comme militante et comme chercheuse, c’était la recherche d’un modèle de gouvernement qui rende compatible socialisme et démocratie. Il faudra un solide coup de pouce du destin pour que je sois amenée à recentrer mon programme de recherche et d’enseignement autour d’enjeux féministes. Un parcours singulier et, en ce qui me concerne, un heureux détour de l’accent sur le marxisme à celui sur le féminisme.
Au départ, ma thèse de doctorat, déposée au printemps 1974, portait sur le Printemps de Prague, ce projet de construire un socialisme à visage humain, une promesse écrasée par l’invasion des tanks soviétiques en août 1968. Au retour de ma scolarité de doctorat à la Fondation des études politiques à Paris, en 1971 et jusqu’en 1975, je mènerai avec Léon Dion un vaste chantier de recherche sur les Cultures politiques au Québec dont un volet touchait la naissance d’un mouvement féministe au Québec. Le coup d’État de Pinochet contre le gouvernement de l’Unité populaire m’amènera à la fin des années 70 à tenter d’émigrer au Chili pour contribuer à la résistance dans le vain espoir de ramener à l’avant-scène une autre tentative d’incarner un modèle démocratique de révolution socialiste. Expulsée du Chili après ma demande de résidence, je me retrouverai chargée de cours à l’Université Laval et c’est là qu’un groupe d’étudiantes viendra me demander de créer le cours Femmes et politique à l’hiver 1981.
Ces étudiantes avaient obtenu de haute lutte la mise au programme d’un cours en études féministes. Mais voilà que Yolande Cohen, qui devait en assurer l’enseignement, se voyait accaparée par un autre engagement professionnel. L’idée leur est alors venue de faire appel à moi pour prendre la relève. Leur demande me prenait par surprise. Mes convictions féministes ne faisaient aucun doute, certes, mais de là à assumer un cours sur Femmes et politique, il y avait une marge considérable. Pour elles, il allait de soi que les méthodes de travail que j’avais développées dans l’étude de divers mouvements sociaux constituaient une base suffisante pour attaquer ce nouveau sujet d’études. Elles se firent fort de me persuader que les quelques semaines qui nous séparaient du début du cours suffiraient à m’outiller correctement. Et surtout, ce qui emporta ma décision, elles m’assurèrent de leur aide pour me guider dans cette démarche nouvelle pour moi. C’est donc à ce groupe de militantes que je dois le déclic d’un engagement qui m’a amenée à placer les études féministes au centre de mes préoccupations professionnelles à compter de cette première expérience de cours. Il faut dire que ces étudiantes avaient également obtenu, en parallèle, la tenue d’un séminaire de maîtrise en études féministes que je devais également animer. Et qui nous servit, à elles comme à moi de laboratoire de recherche. Tout un programme!
Quand j’obtiendrai un poste à l’UQAM l’année suivante, ce sera tout naturel pour moi d’intégrer les rangs du GIERF, ce groupe de professeures qui formera le noyau de l’IREF quelques années plus tard.
Inutile de souligner que le pli était pris de ma complicité avec les étudiantes et que je ne suis pas peu fière d’avoir mené le dossier de la création de la concentration de deuxième cycle en études féministes avant d’assumer un mandat à la direction de l’Institut, tout comme d’avoir initié l’enseignement des deux séminaires multidisciplinaires de l’IREF en études féministes de deuxième comme de troisième cycle pendant ma carrière à l’UQAM.
Principaux défis rencontrés
Les sciences politiques ouvrent déjà un champ interdisciplinaire très large. Intégrer une approche féministe à mon analyse des mouvements sociaux aura pourtant représenté un défi encore plus grand, celui d’élargir au privé l’attention que je portais aux mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans les sociétés contemporaines. Comme je centrais mon attention sur la dissidence dans les pays d’Europe de l’Est, cela supposait la recherche de données pertinentes sur la condition des femmes, ce qui était encore plus difficile à débusquer que l’information générale sur l’état des lieux dans des milieux de vie écrasés sous la censure et la répression.
Jongler avec plusieurs objets d’études, enseigner au département de science politique comme à l’IREF, assumer divers mandats de direction, bref, mener la lutte pour élargir la portée du champ de la recherche et de l’enseignement en études des femmes à l’UQAM, cela voulait dire ajouter plusieurs heures de travail à des journées chargées d’entrée de jeu. Les heures en classe ou en réunion sont une chose, les heures de lecture, simplement pour se tenir à jour dans des champs aussi divers que l’Europe de l’Est, les mouvements sociaux ou l’analyse politique, en sont une autre. Il fallait aussi jongler avec la préparation des cours et les corrections et surtout, aménager mon horaire de travail pour garder la porte ouverte face aux nombreuses consultations des étudiantes et des étudiants. Et puis, me souvenant d’avoir été engagée comme professeure-chercheure, je devais trouver le temps de mener des entrevues sur le terrain, de définir mes outils méthodologiques ou théoriques et d’écrire. À temps perdu quoi ! J’oubliais les responsabilités administratives que j’ai partagées avec des collègues comme Evelyne Tardy ou Lorraine Archambault et qui n’étaient pas de moindre importance puisque c’est à travers elles que l’IREF comme le Département de science politique ont pu élargir la place faite aux études féministes dans notre université. Je ne regrette pas ces années folles où le soutien des étudiantes comme celui de mes collègues et amies de l’Institut ne se sont jamais démentis. Nous avions l’énergie de la jeunesse ou ce qu’on appelle le feu sacré…
N’ayant pas d’enfant, j’aurai eu moins de mal à concilier travail et famille. N’empêche que travailler six jours sur sept et transformer le temps des vacances en période de rédaction de livres ou d’articles, pour trouver enfin la capacité de me consacrer à plein temps à une seule et unique tâche, celle si exigeante de l’écriture, aura été la règle. Dans mon cas, c’est ainsi que se sera brouillée la frontière privé-public. Est-ce pour cela que je ne ressens aucune culpabilité à profiter à plein temps de ma retraite pour lire des romans et écouter de la musique plutôt que d’entreprendre de nouveaux projets d’action ou de recherche? Je préfère penser que c’est parce que je fais confiance à la relève pour poursuivre le travail amorcé par les pionnières que nous avons été. Maintenant que les bases sont solidement étayées, je laisse volontiers le relais à d’autres chercheuses et enseignantes que je devine tout aussi enthousiastes que nous l’étions. Et c’est avec un sentiment d’immense fierté que je constate le chemin parcouru depuis le moment où des camarades étudiantes m’ont propulsée sur la voie des études féministes il y aura bientôt quarante ans !
Cahier IREF
Ce travail est sous une licence CC BY-NC-ND 4.0.